"La première chose qu’il faut faire, c’est prendre soin de votre cerveau. La deuxième est de vous extraire de tout système d’endoctrinement. Il vient alors un moment ou ça devient un réflexe de lire la première page de votre journal en y recensant les mensonges et les distorsions, un réflexe de replacer tout cela dans un cadre rationnel. Pour y arriver, vous devez encore reconnaitre que l’Etat, les corporations, les medias et ainsi de suite, vous considèrent comme un ennemi; vous devez donc apprendre à vous défendre. Si nous avions un vrai système d’éducation, on y donnerait des cours d’autodéfense intellectuelle." Noam Chomsky.

" Le monde est dangereux à vivre ! Non pas tant à cause de ceux qui font le mal, mais à cause de ceux qui regardent et laissent faire ". Albert Einstein.

Economie


Les rendez-vous manqués de l’économie de la Tunisie 7-Novembriste
Par Mohamed Mabrouk, économiste universitaire (Mai 2011)
Email : m_b_r_mabrouk@yahoo.fr





A la mémoire de ceux qui sont tombés pour que cesse le règne du mensonge public.
A la mémoire de Si Mokhtar Latiri, qui a été pour nous autres ingénieurs, un exemple précieux de compétence et de générosité.

Résumé
Afin de contribuer à la réflexion sur la nécessaire réforme de l’économie tunisienne, la présente étude décrit les importants changements qu’a connus l’économie de la Tunisie au cours de l’ère 7-Novembriste. Deux changements profonds ont affecté l’économie tunisienne au cours de cette période : le changement de système économique d’une part et le changement de structure démographique de l’autre. Le changement de système économique consiste en l’adoption du libéralisme et du libre-échangisme. Bien que ce changement a amélioré dans un premier temps l’équilibre économique extérieur et le niveau de vie, la comparaison avec d’autres pays et aussi la dérive du déficit extérieur montre que le pays n’a pas su exploiter l’opportunité offerte par le libre-échangisme. Une opportunité plus décisive a aussi été gâchée : celle offerte par la diminution relative de la population économiquement improductive, c’est-à-dire les enfants et les vieux. Cette opportunité est désignée dans la littérature économique par « le dividende démographique ». Correctement exploité, ce dernier aurait dû permettre au pays de redresser son épargne, d’apurer sa situation extérieure et de capitaliser pour préparer le futur qui devrait voire la part de la population improductive augmenter de nouveau en raison du vieillissement. Deux causes, liées entre elle, ont causé cette incapacité. Il s’agit de la surconsommation de produits de luxe importés et du recul du rôle économique de l’Etat.
Transversalement, les questions suivantes sont abordées : les conséquences de l’accord de libre-échange avec l’Union Européenne, la convertibilité du Dinar, la responsabilité de L’Etat au sujet du déficit courant, le degré de réussite du code d’incitation aux investissements, la possibilité de l’équilibre budgétaire de l’Etat dans le contexte d’une poursuite de la politique libérale 7-Novembriste…
Quelques mesures sont suggérées, parmi lesquelles :
  • Limiter les importations de marchandises futiles pour avoir une balance excédentaire et pour payer la dette.
  • Assujettir la convertibilité courante du Dinar à la condition d’avoir une balance courante positive.
  • Réformer la fiscalité des ménages dans le sens d’une réduction des écarts entre classes sociales et la fiscalité du commerce extérieur, en particulier des importations, dans le sens d’une augmentation des impôts, ce qui fournira des ressources supplémentaires à l’Etat pour jouer un rôle plus grand dans la reconstruction de l’économie. Un objectif de 30-35% du PIB pour le revenu de l’Etat (net de subventions et prestations sociales), au lieu de 20% actuellement, pourrait être envisagé.
  • Améliorer la gestion du revenu de l’Etat par un contrôle rigoureux, transparent et démocratique des marchés publics.
  • Relancer la participation de l’investissement public dans le système productif en fixant des priorités telles que les infrastructures sociales des régions défavorisées, l’autosuffisance agricole, le dessalement de l’eau à usage agricole, le basculement vers les énergies renouvelables et la recherche scientifique appliquée, notamment dans les secteurs de la santé, de l’agriculture, du dessalement et de l’énergie.

Sommaire



  1. Introduction  page 4
  2. Le changement de cap de l’économie Tunisienne à l’occasion du
changement du 7 Novembre page 6
  1. Stratégie des avantages comparatifs ou substitution des importations ? page 8
  2. Le poids du financement extérieur  page 13
  3. Le premier rendez-vous manqué : la dilapidation des gains de l’échange  page 18
  4. Le recul de la place de l’Etat dans l’économie aggrave le déficit d’épargne  page 25
  5. Le deuxième rendez-vous manqué : la dilapidation du dividende
démographique page 28 
  1. Les investisseurs privés peuvent-ils nous sortir de la crise? Page 34
    1. Précautions aux sujets des fondements moraux de certaines
théories économiques page 33
    1. Le paradoxe du capitalisme « trop de richesse détruit la richesse » page 37
  1. En guise de conclusion page 46
Annexe page 52
Références page 53

  1. Introduction :
Il est maintenant connu qu’au cours de l’année 2010, le chômage a atteint un niveau intolérable dans certaines régions de la Tunisie, en particulier pour les jeunes. Cette situation a certainement contribué aux manifestations populaires qui ont amené à la déposition de ben Ali. En effet, bien que depuis ses premières années le régime du 7 Novembre a largement eu recours à une oppression féroce pour imposer sa politique, le peuple n’a commencé à faire entendre ses protestations que lorsque de graves problèmes économiques sont apparus. Les chefs de la vraie opposition, qui sont pourtant actifs depuis plus de deux décennies, n’ont pu trouver un écho populaire à leurs revendications que lorsque la situation économique est devenue insoutenable. Au cours des décennies 90 et 2000, des évènements qui ont secoué la conscience des Tunisiens, comme l’invasion de l’Irak, n’ont jamais posé de sérieux problèmes au régime du 7 Novembre. Ce n’est pas par manque d’information. Les troubles internationaux et les exactions internes sont bien connus de tout le monde, bien que le web rende maintenant les choses plus faciles. Mais tant qu’on n’est pas touché dans sa propre chaire, par l’absence de possibilités de travail et de subvenir à ses besoins, ces questions restent des questions « de principe », des questions pour intellectuels.
Par conséquent, pour tenter d’apporter des réponses aux questions soulevées par les protestations du peuple Tunisien, il est nécessaire de se pencher sur les causes économiques de la situation actuelle de la Tunisie, en particulier sur les causes de la forte augmentation du chômage. Je ne reviendrais pas sur les affaires de corruption qui ont été suffisamment étudiées par ailleurs et pour lesquelles je ne suis d’ailleurs pas compétent.
Bien que j’enseigne la macroéconomie, je dois avouer que jusqu’à présent je me suis préoccupé surtout de théorie. D’abord par intérêt scientifique, mais aussi, par le fait que jusqu’à présent l’analyse macroéconomique pratique ne semblait intéresser personne. Pour ce qui est de la politique macroéconomique, les directives viennent directement du FMI. Et même si parfois certains économistes Tunisiens sont mis à contribution, je me trouvais assez éloigné des méthodes et des problématiques suggérées par le FMI.
Le genre de certitude qu’on peut avoir en économie pratique est assurément différent de celui de l’économie théorique. Cette dernière met en place des modèles qui restent des simplifications de la réalité, de sorte que des conclusions assez tranchées peuvent en être tirées. En économie pratique, la réflexion est moins cartésienne en raison de la multitude des variables, des possibilités, des incertitudes, mais aussi de la nature inévitablement polémique de certains sujets liés à la culture, l’histoire, les conflits d’intérêts, aspects qu’il est impossible en pratique d’isoler de l’économie. Par conséquent, les recommandations pratiques qui émanent d’économistes doivent en général être considérées avec quelque prudence, surtout s’ils transgressent le bon sens. Pour offrir malgré tout une réflexion opérationnelle, il m’a fallu parfois prendre parti sans avoir de mon choix une certitude mathématique, comme j’en ai l’habitude en économie théorique. J’ai suivi en cela la règle suivante : j’adopte la position pour laquelle j’ai un penchant si je me rends compte que les opposants à cette position ont des arguments encore plus faibles que les miens.
Dans certains passages, j’ai fait référence à des versets du Coran. Ce faisant, je précise que mon intention n’est pas de me positionner dans la polémique en vogue sur la séparation de la religion et de l’Etat ou ce genre de chose. Mon intention n’est pas non plus d’avoir la prétention d’affirmer la supériorité de telle religion sur telle autre. Cette attitude est d’ailleurs déconseillée par le Coran (par exemple : Les Croyants, versets 53 et 54). Simplement, il se trouve que certains comportements et opinions au cours de cette révolution, ont soulevé des questions qui dépassent parfois le problème de la stratégie économique pour aborder celui du système économique. Or changer de système économique nécessite parfois de remettre en cause certains points qui touchent à la morale sociale et le Coran n’est pas muet sur les principes moraux qui fondent les relations sociales. J’ai cru de mon devoir, d’une part en tant que Musulman et d’autre part parce que j’y ai trouvé de la sagesse utile, de rapporter la position du Coran sur ces points.
Le long des 9 sections qui la composent, cette étude tente d’apporter une réflexion sur les causes économiques de la situation actuelle de la Tunisie. Diverses questions y sont abordées, telles que : Faut-il renégocier l’accord de libre-échange avec l’Union Européenne ? La convertibilité du Dinar dans sa forme actuelle est-elle soutenable ? L’Etat a-t-il le droit, vis-à-vis du peuple, de laisse filer le déficit de la balance courante ? Le code d’incitation aux investissements a-t-il réellement incité aux investissements ? L’équilibre budgétaire de l’Etat est-il possible dans notre contexte d’ouverture croissante de l’économie, de commerce extérieur défiscalisé et d’un écart de développement significatif avec les principaux pays partenaires? Quel est l’impact du vieillissement de la population Tunisienne sur l’économie du pays et sur son équilibre extérieur ? Les investissements privés peuvent-ils nous sortir de la crise ? Ou chercher l’argent nécessaire à la réforme de l’économie ?
Commençons par revenir sur la situation du pays juste avant le 7 Novembre 1987.
  1. Le changement de cap de l’économie Tunisienne à l’occasion du changement du 7 Novembre:
Examinons la crise qui a amené le régime du 7 Novembre au pouvoir. Au début des années 80, le régime bourguibien commençait à vaciller à cause du vieillissement de Bourguiba. Le vieux président n’arrivait pas à se décider sur un successeur. Il perdait de plus en plus le contact avec une administration que la cupidité rendait aveugle aux défis auxquels devait faire face le pays sur le plan interne et surtout externe. En effet, au début de la décennie 80, la situation internationale se distinguait par un recul de l’influence de l’URSS et un basculement au profit de l’Ouest. En Amérique du Sud d’abord, les USA prenaient le contrôle des économies grâce à leur puissance financière. En Tunisie, il a fallu attendre le contre-choc pétrolier pour que le pays se décide en 1986 à se soumettre à la restructuration libérale de son économie, restructuration baptisée pudiquement par ses partisans: plan d’ajustement structurel. Le contre-choc pétrolier est la baisse d’environ 50% du prix du pétrole en 1986 occasionnée par la modification des rapports de force au Moyen-Orient, modification elle-même en rapport avec le basculement mondial au profit de l’Ouest. Cette baisse de prix a laissé un trou appréciable dans les recettes en devises de la Tunisie qui était exportatrice de pétrole. D’après les données de la Banque Mondiale, la part du pétrole dans les exportations Tunisiennes de marchandises est passée de 42% en 1985 à 24% en 1986. Il a fallu boucher le trou en urgence par un emprunt auprès de l’Ouest qui a saisi l’occasion pour faire adopter les mesures de restructuration libérale.

Il faut ajouter que cet effondrement du prix du pétrole a eu lieu alors que le déficit du commerce extérieur du pays, en augmentation depuis la fin des années 60, approche le niveau catastrophique de 10% du PIB (produit intérieur brut). Le déficit du commerce extérieur est la première raison qui fait qu’un pays a besoin de financement extérieur.

Le graphique ci-dessus montre qu’à partir de 1987, le déficit commercial change d’orientation. Il se résorbe graduellement jusqu’en 2005. La situation positive en 1988 est exceptionnelle. Elle est due à l’afflux des touristes lybiens cette année-là. A partir de 2005, le déficit semble se dégrader de nouveau. L’une des causes du creusement du déficit au cours de la première moitié de la décennie 80, était la politique volontariste d’investissement de l’Etat qui a orienté ses choix vers des secteurs gourmands en équipements. La stratégie économique était celle de la substitution des importations par des productions locales. L’idée est simple : pour limiter le déficit extérieur, on fabrique en Tunisie au lieu d’importer. Par la même occasion, on crée des emplois. En raison de l’ampleur du déficit extérieur, les experts dépêchés par l’Ouest, armés de solides convictions libérales, ont considéré que la stratégie de substitution avait échoué. D’après eux, il n’est pas rentable d’importer des équipements pour concurrencer des produits que d’autres pays maîtrisent mieux. Ce qu’on perd en devises fortes en important les équipements n’est pas compensé par ce qu’on gagne en important moins. Ils ont conseillé d’adopter la stratégie des avantages comparatifs. En gros, celle-ci consiste à se spécialiser dans les produits qu’il est moins cher de produire en Tunisie qu’ailleurs. Ces produits sont alors en partie exportés pour obtenir des devises avec lesquelles on peut payer nos besoins en importations. Théoriquement, tout le monde y gagne : les étrangers qui obtiennent des produits Tunisiens qui leur auraient couté plus cher à produire eux-mêmes, et inversement pour les Tunisiens. Cette deuxième stratégie a été utilisée avec succès par des pays comme Taiwan, Corée du Sud…Ces succès constituent un argument fort pour les partisans de la stratégie des avantages comparatifs dont les plus convaincus sont les défenseurs du libre-échangisme. L’application de cette stratégie a permis de redresser la barre comme le montre le graphique ci-dessus. Le problème du déficit n’a pas été résolu, mais il a été plus ou moins stabilisé. La Tunisie s’est mise à importer moins de biens d’équipements. La part des biens d’investissement dans les importations Tunisiennes était de 28,6% en 1984. Elle ne dépasse plus 20% en moyenne de 1987 jusqu’à nos jours (données Banque Mondiale) . Depuis cette date, la Tunisie a abandonné la majorité des projets d’intégration industrielle comme les projets de fabrication de voitures et elle s’est concentrée sur l’exportation de produits manufacturés qui exploitent la main d’œuvre bon marché, comme la confection, les câbles électriques…. La part des produits manufacturés dans les exportations Tunisiennes n’était que de 28% en 1984. Elle a dépassé 60% en 2007 (données Banque Mondiale).

  1. Stratégie des avantages comparatifs ou substitution des importations ?:
Malgré son succès relatif, il est nécessaire d’examiner les limites de la stratégie des avantages comparatifs. La stratégie des avantages comparatifs permet d’exploiter efficacement les différences de potentialités économiques qui existent entre les pays. Les retombées sont avantageuses pour tout le monde. Mais en même temps, elle contribue à figer les économies dans les situations dictées par ces différences de potentialités. Par exemple, un pays qui dispose d’une main d’œuvre peu exigeante va se trouver de plus en plus engagé dans des secteurs qui demandent beaucoup de main d’œuvre bon marché. Pour préserver sa position sur le marché international, il aura tendance à essayer de garder son avantage comparatif, ce qui revient à maintenir une réserve de travailleurs et travailleuses mal payés. En plus, il ne sera pas enclin à engager des ressources dans des activités alternatives. Dans notre exemple, il ne sera pas encouragé à développer des activités basées sur des équipements plutôt que sur de la main d’œuvre bon marché. Ce qui revient à réduire l’investissement.
Concernant les salaires, ce n’est un secret pour personne que leur évolution a été inférieure à l’inflation. J’en ai fait l’expérience moi-même puisque je suis dans la fonction publique Tunisienne depuis 20 ans. Sur cette période, certains prix comme celui du carburant ont été multiplié par 4 alors que le salaire a été multiplié par 2. Concernant les investissements, on voit bien sur le graphique suivant que l’investissement exprimé en pourcentage du PIB est passé d’un niveau moyen d’environ 30% au cours de la période couvrant les années 70 et le début des années 80, à un niveau moyen d’environ 25% sur la période « 7-Novembriste ».

Or la préparation de l’avenir ne peut pas se faire sans investissements, surtout que les bénéfices tirés de la stratégie des avantages comparatifs ne sont pas éternels. En effet, quand on met en œuvre cette stratégie, il y a un déplacement progressif de la main d’œuvre et d’autres ressources vers les secteurs présentant un avantage comparatif.
Parts du secteur dans le PIB
1984
1995
2008
Agriculture
14,21%
11,37%
10%
Industrie manufacturière
14,84%
18,96%
16,47%
Industrie non manufacturière
18,66%
10,43%
11,91%
Services
52,29%
59,24%
61,62%
On observe dans le tableau ci-dessus (données Banque Mondiale) que de 1984 à 1995, l’économie déplace ses forces vers l’industrie manufacturière et les services au détriment de l’agriculture et surtout des industries non manufacturières. Il s’agit bien sûr d’une conséquence de la stratégie des avantages comparatifs. En l’occurrence, les avantages consistent en une main d’œuvre bon marché et une proximité géographique. Le développement de l’industrie manufacturière sur cette période concerne surtout les activités de sous-traitance comme le textile. Le développement des services concerne surtout le tourisme. De 1995 à nos jours, l’économie a été influencée par l’accord de libre-échange Tunisie-Union Européenne de 1995. Cet accord a renforcé les orientations libre-échangistes de la Tunisie en allégeant les dispositions douanières ou autres qui protégeaient certaines activités, ce qui a eu aussi comme conséquence de réduire la marge de manœuvre financière de l’Etat et d’exciter la consommation de produits importés. La tendance s’est alors inversée pour l’industrie manufacturière. Elle s’est renforcée pour les services. Mais ce n’est plus le tourisme qui tire les services, ce sont les services orientés vers le marché intérieur comme le commerce, les transports et les télécommunications. Nous verrons dans la section 6 comment ce recul du rôle économique de l’Etat a favorisé la surconsommation et l’endettement extérieur.
Revenons aux bénéfices tirés de la stratégie des avantages comparatifs. Au fur et à mesure du déplacement de ressources, les quantités de biens et services disponibles augmentent puisque chaque pays se spécialise dans ce qu’il sait faire le mieux. C’est ce que les économistes appellent les gains de l’échange. Ces gains de l’échange sont donc porteurs de croissance économique. Mais il y a nécessairement un moment où le déplacement de ressources s’achève. L’économie aura alors réalisé sa reconversion au profit des secteurs ayant un avantage comparatif. Il ne sera alors plus possible de créer de la croissance économique uniquement grâce aux gains de l’échange. Il est possible que l’économie Tunisienne ait déjà atteint ce stade. La quasi-stagnation des principaux secteurs pourvoyeurs de devises (tourisme, sous-traitance et même les transferts des travailleurs émigrés) appuie cette hypothèse.
Je voudrais maintenant considérer l’argument des experts cités contre la stratégie de substitution des importations : le constat d’une dégradation du déficit commercial extérieur. Pourquoi ne pas considérer ce déficit comme le prix à payer pour amener l’économie Tunisienne à faire un bond en avant ? Le tableau suivant (données Banque Mondiale) montre que telle était l’idée de ceux qui étaient aux commandes avant le changement du 7 Novembre 1987.
Composition des importations en % de leur total
1984
1999
Biens d’équipement
28,61%
22,86%
Biens intermédiaires (ex : matières premières,fuel)
37,47%
32,48%
Importations alimentaires
14,07%
7,6%
Autres biens de consommation
16,16%
30,39%

On observe clairement dans ce tableau l’importance des biens d’équipement et des consommations productives que sont les biens intermédiaires avant l’ère 7-Novembriste et ensuite leur substitution par les biens de consommations. Les observateurs de la vie économique Tunisienne qui se souviennent de la période fin des années 70 - début des années 80 savent bien que cette période a été riche en investissements dont certains jouent encore les premiers rôles aujourd’hui au sein de l’économie Tunisienne, par exemple dans le secteur financier (BIAT, Tunisie-valeurs, BH…),pharmaceutique (Adwya…), mécanique (Misfat, AMS, STIA …; ces deux dernières ont été créées dans les années 60 mais elles ont pris une place importante plus tard), agroalimentaire (Gepro’s…). Malheureusement la contrainte de l’équilibre macro-économique extérieur, c’est-à-dire la nécessité d’avoir un solde commercial extérieur positif, n’a pas permis de poursuivre ces investissements. Cette contrainte a fait que la poursuite de cette politique dépendait du consentement des prêteurs essentiellement Occidentaux à l’époque rassemblés sous la direction des institutions financières dites internationales (FMI et Banque Mondiale). Or ces dernières ont privilégié l’adoption immédiate de l’approche des avantages comparatifs.
Faisons maintenant un petit détour vers les pays Asiatiques qui ont mieux réussi que nous leur intégration dans le commerce mondial. Pour la Chine et le Japon, on constate qu’avant de se jeter dans le bain du commerce mondial, ces économies ont connu une période de restriction de la consommation et de développement forcé de l’industrie lourde (métallurgie, machines-outils, matériel de transport terrestre, naval...). Pour la Chine, cette période couvre les décennies 60-70 (ref.16). Les ingrédients de cette marche forcée vers l’industrialisation consistent en un blocage des salaires réels afin d’assurer un transfert de revenu vers l’Etat qui se charge de constituer l’épargne nécessaire au financement de l’industrie lourde. Nous verrons un peu plus loin que l’application du libre-échangisme en Tunisie a orienté l’économie Tunisienne dans une direction exactement opposée (section 6). Pour contrebalancer la faiblesse des revenus des ménages, l’Etat Chinois a subventionné l’agriculture et les autres secteurs de grande consommation (ref.16). De cette façon, les besoins essentiels des Chinois ont été satisfaits (alimentation et habillement) et les besoins superflus ont été évité. Il est évident que l’existence d’un contrôle serré des prix et d’une planification de la production dans ces secteurs vitaux ne leur a pas permis de produire de façon très efficace. En effet, la planification ne fait pas bon ménage avec la motivation au travail, même chez les Asiatiques ! Elle rend plus difficile aux décideurs de savoir dans quel secteur ils doivent engager des fonds, alors que dans le système d’économie de marché, l’augmentation du prix d’un bien constitue un signal presque infaillible de l’utilité sociale de ce bien et la recherche du profit conduit les fonds à s’engager dans sa production. Par exemple, l’agriculture Chinoise a connu une grave crise de 1959 à 1961 qui aurait causé une famine provoquant environ 30 millions de morts ! (ref.16). En plus de la sécheresse, cette famine a résulté d’une baisse de la production de céréales du fait que le pouvoir a déplacé des travailleurs agricoles vers l’industrie lourde. Elle a résulté aussi de l’exportation de céréales opérée par le pouvoir qui s’est basé sur des prévisions de récoltes intentionnellement surestimées par les communes. Mais en définitive, même en ayant connu des problèmes aussi graves, l’objectif d’assurer les besoins essentiels en minimisant la consommation a fini par être atteint.
Une fois achevée cette traversée du désert, l’économie Chinoise s’est trouvée dotée d’une structure industrielle dont la puissance ne peut qu’aller en augmentant grâce à la taille du pays. En effet, à partir d’un certain stade de développement, l’importance de la demande adressée à l’industrie lourde lui permet de baisser fortement ses coûts de production, ce que les économistes appellent « les économies d’échelles ». Les secteurs de l’industrie légère, comme les pièces détachées des voitures ou l’électronique, profitent aussi de cette baisse des coûts par l’intermédiaire des faibles prix de leurs biens d’équipement. A partir du début des années 90, la Chine se trouve prête à affronter le marché mondial.
Dans les conditions actuelles, c’est-à-dire après avoir posé les bases de son industrialisation, la Chine a tout intérêt à suivre la stratégie des avantages comparatifs car elle lui permet d’élargir son marché vers d’autres pays et de profiter encore plus des économies d’échelles. Il faudrait cependant penser à freiner cette stratégie, par exemple en réévaluant le Yuan, dés que le secteur exportateur, pour le moment en expansion croissante, viendrait à toucher des ressources des secteurs intérieurs stratégiques comme l’alimentation ou les matières premières. Si le secteur exportateur prend des proportions trop grandes, il faudrait veiller à ce que le taux de privatisation de l’économie chinoise n’arrive pas à un point tel qu’une chute de la conjoncture mondiale se traduise en chômage massif. Bien que la Chine a certainement commis des erreurs dans son histoire contemporaine, il me semble que la sagesse Chinoise sera alors capable de réagir. En effet, c’est certainement cette sagesse qui explique le miracle économique Chinois. Je ne crois pas que tout le parcours de la Chine que je viens de décrire a été prévu dés les années 50 par les planificateurs Chinois. Mais je pense qu’ils ont eu cette sagesse salutaire d’appliquer les théories économiques avec mesure et prudence, tout en remettant en cause souvent leurs choix selon les circonstances du moment, mais en maintenant le cap sur les activités considérées prioritaires. Leur devise a été « traverser la rivière en marchant à tâtons sur les pierres » (ref. 16). Il faudrait que nous pensions à adopter cette devise à la place de « se jeter à l’eau en suivant le troupeau » qui semble devenir la devise de certains d’entre nous!
Faudrait-il donc revenir à la stratégie de substitution des importations ? Je ne prétends pas qu’il soit possible pour nous aujourd’hui de refaire le chemin qu’a fait la Chine. La première raison est évidemment la différence de taille. Ce problème serait moins contraignant si on pouvait envisager l’union du Maghreb, ou mieux du monde Arabe ou encore de l’Afrique. Dans ce dernier cas, refaire le parcours Chinois ne serait pas impossible. Mais cette éventualité paraît malheureusement utopique. Malgré tout, peut-être qu’il est moins utopique d’envisager des accords commerciaux régionaux concrets mettant en place une complémentarité sectorielle planifiée dans laquelle s’engageraient activement les Etats, et non pas simplement des textes édictant des exonérations de taxes qui ont du mal à enthousiasmer les entrepreneurs, alors que les plus audacieux d’entre eux qui se risquent à franchir leurs frontières se trouvent vite découragés par la mauvaise foi de l’Etat qui les accueille. Dans ce jeu, où nos Etats font semblant d’encourager le commerce Sud-Sud et où nos entrepreneurs font semblant de les croire, la classe pauvre, réduite au rôle de consommatrice passive, est la principale perdante. On reviendra à la section 8 sur la question de l’insuffisance de l’investissement privé. De tels accords activement animés par les Etats, aideraient à alléger la contrainte de l’étroitesse de nos marchés, à élargir les perspectives de l’investissement privé, à accroître notre pouvoir de négociation face aux autres unions régionales, notamment en faveur de l’emploi, et enfin et surtout, à abaisser nos coûts de production grâce aux économies d’échelle. La réussite Chinoise devrait nous convaincre des bénéfices possibles des unions régionales et l’exemple Européen, en particulier l’explosion de la dette de pays tels que la Grèce ou le Portugal, montre qu’il vaut mieux être le meilleur dans une union sous-développée que le moins bon dans une union développée.
La deuxième raison de l’impossibilité de suivre l’exemple Chinois c’est que nous ne somme pas en 1960. En particulier je ne crois pas que notre population peut aujourd’hui s’imposer les sacrifices que ce sont imposés les Chinois. Elle aurait peut-être pu en 1960…De plus, même si on voulait, les capacités physiques de notre territoire ne pourraient pas nous nourrir dans l’état actuel de notre équipement agricole. Elles auraient peut-être pu en 1960…Une politique autarcique est donc simplement impossible.
Entre le blocage dans lequel nous conduit la stratégie des avantages comparatifs et les impossibilités de la stratégie de substitution à l’importation, la solution est peut-être dans un certain dosage entre ces 2 stratégies. Cela amène en tout cas à réaménager l’accord de libre-échange Tunisie-Union Européenne (ref. 1) et peut-être aussi, les accords de l’OMC auxquels nous participons, bien qu’ils soient moins contraignants. Cette dernière mesure gagnerait à être entreprise conjointement avec d’autres pays ayant des problèmes similaires avec ces accords. Et ils ne manquent pas. A ce propos, les positions les plus fréquentes des représentants officiels des pays Africains ou Arabes, ou d’autres pays périphériques de la mondialisation, sur les questions touchant au commerce et à l’endettement internationaux consistent à réclamer une plus grande part du marché des pays dominants ou un effacement de leurs dettes. Ni l’une ni l’autre de ses réclamations n’est susceptible de constituer une solution. Au contraire, et bien que certains médias nous présentent ces réclamations comme des revendications courageuses, si elles étaient appliquées elles ne feraient qu’aggraver les problèmes en continuant et en renforçant le système existant.

  1. Le poids du financement extérieur :

La balance courante est obtenue essentiellement en ajoutant au solde du commerce extérieur des biens et services les versements des travailleurs émigrés et en retranchant le coût du financement extérieur sollicité par la Tunisie. Une valeur négative augmente d’autant notre recours au financement extérieur. On peut comparer la balance courante d’un pays à la différence entre le revenu d’une personne et ses dépenses. Si cette différence est négative, cela implique que la personne a demandé un crédit ou bien qu’elle a vendu une partie de ses biens pour boucler le mois. En cas de crédit, il faudra qu’à un certain moment le revenu dépasse les dépenses pour pouvoir rembourser le crédit sinon le crédit ne fera qu’augmenter. De la même manière, pour que la Tunisie rembourse ses créanciers, il faudrait que la balance courante reste durablement positive, sinon l’encours du financement extérieur ne fera qu’augmenter. C’est effectivement ce qui c’est passé au cours de la période 7 Novembriste. A part les années exceptionnelles de 1988 et 1993, la balance courante oscille autour de -3% du PIB. En fait, on emprunte de l’argent non seulement pour payer les intérêts et dividendes des financements que nous avons obtenus auprès des étrangers, mais aussi pour consommer plus que ce que produit notre économie. En effet, ceci est indiqué par le fait que notre solde commercial extérieur (exports-imports) est négatif. Il oscille autour -3% du PIB.
Il se trouve que la balance courante représente aussi la différence entre l’épargne nationale et l’investissement national.
(balance courante = épargne – investissement)
Par conséquent, un déficit de la balance courante traduit un déficit d’épargne par rapport aux besoins d’investissement.

Le graphique ci-dessus montre que le niveau de l’épargne a chuté dans la période 7 Novembriste. Bien que le niveau de l’investissement a été bas pendant cette période, l’épargne a toujours été insuffisante sauf pour l’année exceptionnelle de 1988 (tourisme Lybien).
Cette situation provoque donc une augmentation constante de l’encours du financement extérieur. Celui-ci est composé de la dette extérieure et aussi des investissements directs étrangers. En général, quand les médias parlent du financement extérieur du pays, ils n’évoquent que la dette extérieure. Or les investissements étrangers font aussi partie du financement extérieur et leur coût est plus lourd pour le pays et il ira certainement en s’alourdissant davantage car ce genre d’investissement va vers les secteurs les plus profitables. Puisque la Tunisie garanti à l’investisseur étranger la possibilité de sortir ses profits du pays, plus ces derniers seront élevés plus ils pèseront sur la balance courante du pays. D’après les données de la Banque Mondiale, notre dette extérieure atteint environ 58% du PIB en 2007. La Banque Mondiale fournit aussi les flux annuels nets d’investissements étrangers. En additionnant ces flux, on trouve l’encours des investissements étrangers. En additionnant cet encours avec celui de la dette extérieure, on trouve l’encours du financement extérieur.

On voit donc que notre financement extérieur (dette + investissements directs) atteint les 100% du PIB. Le coût de ce financement se présente comme suit (données Institut National des Statistiques, INS):

On voit qu’après une période de baisse de 1993 à 2000, le coût de financement extérieur prend une tendance croissante. Cette tendance croissante est due à la tendance fortement croissante des dividendes nets versés aux étrangers. Ce décrochage des dividendes versés aux étrangers coïncide avec la période au cours de laquelle le pays c’est fortement ouvert aux investissements étrangers (cimenteries, telecom, infrastructure…). Pour réaliser ce que représente les 6% du PIB de coût du financement extérieur, on peut rapporter ce coût au nombre d’habitants en âge de travailler. On obtient :
6/100 x 50 000 000 000 / 6 600 000
Ce qui représente : 454 Dinars par Tunisien en âge de travailler (6 600 000 personnes) et par an, soit 37 Dinars par mois ce qui représente plus de 15% du SMIG. Voila le loyer que paye le travailleur Tunisien pour utiliser les capitaux étrangers (sans rembourser la dette, bien entendu). Le problème essentiel avec ce loyer, c’est que cet argent sort du circuit de l’économie Tunisienne. Il fait partie des dépenses qui ne participent pas à créer de l’emploi en Tunisie. Ces ponctions font obstacle à l’accumulation du capital au sein de l’économie Tunisienne. Vu la faiblesse de l’épargne, cela retarde sérieusement sa modernisation et la piège dans le sous-développement et la sous-capitalisation. Pour mieux expliquer, on peut faire l’analogie avec la situation d’une personne qui a un revenu plutôt faible, mais qui paye un loyer qui est trop cher pour lui permettre de réaliser quelques économies pour améliorer son avenir. Si, malgré cette ponction, on persiste dans cette voie et on cherche aujourd’hui à rehausser l’infrastructure du pays grâce à des crédits étrangers, ceci revient ni plus ni moins à ce que notre personne-à-revenu-plutôt-faible se mette en tête de louer un logement plus luxueux avec un loyer évidemment plus cher ! Je ne crois pas que ce soit là le type de décision qui nous permettra de nous dépêtrer de la sous-capitalisation. Ajoutons que les intérêts et les dividendes ne constituent pas la seule rémunération du financement extérieur. En effet, le plus souvent les pays riches n’acceptent de prêter que si on leur achète des marchandises à un prix surestimé ou bien on leur vend des exportations à un prix sous-estimé ou d’autres arrangements défavorables. Si on estime le surcoût des importations à 5% et la sous-évaluation des exportations à 5% de leurs vraies valeurs, sachant que pour certains experts ces estimations sont plutôt de l’ordre de 20-30%, on obtient un coût indirect d’environ 13% du PIB ! Ce coût indirect s’ajoute aux 6% de coût direct de sorte que la Tunisie payerait 19% du PIB pour son financement extérieur, soit environ 117 Dinars par mois par Tunisien en âge de travailler ! Sans une telle charge, notre balance courante serait excédentaire et nous aurions remboursé nos dettes. Si on souhaite s’interroger sur la légitimité de la dette extérieure, c’est par une estimation précise de ce coût indirect qu’il faut commencer. Quelque soit la véritable ampleur de ces coûts indirects, avoir besoin de l’argent des autres nous met inévitablement dans une position de faiblesse qui est certainement coûteuse pour notre économie.
On peut aussi évaluer l’importance du financement étranger de la Tunisie en en rapportant l’encours, soit environ 100% du PIB, au nombre de Tunisiens en âge de travailler. On calcule ainsi que pour libérer la Tunisie du fardeau de ce financement étranger, chaque Tunisien en âge de travailler doit acquitter une dette d’environ 7500 Dinars.
Souvent, on entend certains défendre l’idée qu’il n’est pas nécessaire de penser au remboursement des dettes puisqu’on peut payer par de nouvelles dettes. La notion de dette nationale apparaît comme un concept théorique sans conséquence sur les choses concrètes, encore une question « de principe » pour intellectuels. Si le coût direct du financement extérieur, pesant 6% du PIB, ne suffit pas à convaincre de la gravité de cette question, un petit calcul montre ce que sera ce coût si on poursuit la même tendance (voire la formule utilisée pour ce calcul en annexe). On envisage 3 scenarii. Le scenario optimiste envisage un taux de croissance nominale de l’économie de 5,5%, un coût du financement extérieur de 6% (qui correspond au coût direct actuel) et un taux de déficit commercial de 2% du PIB; le second scenario envisage un taux de croissance nominale de l’économie de 5%, un coût du financement extérieur de 6% et un taux de déficit commercial de 3% du PIB; le troisième scenario envisage un taux de croissance nominale de l’économie de 3%, un coût du financement extérieur de 6% et un taux de déficit commercial de 4% du PIB.
Scenario 1
Financement extérieur/PIB
Coût du financement extérieur/PIB
après 5 ans
112,5%
6,7%
après 10 ans
125,3%
7,5%
après 15 ans
138,4%
8,3%
Scenario 2
Financement extérieur/PIB
Coût du financement extérieur/PIB
après 5 ans
120,1%
7,2%
après 10 ans
141,3%
8,5%
après 15 ans
163,4%
9,8%

Scenario 3
Financement extérieur/PIB
Coût du financement extérieur/PIB
après 5 ans
142,6%
10%
après 10 ans
194,1%
13,5%
après 15 ans
256,5%
18%

Si nous poursuivons la même politique, en continuant à ne pas faire attention à notre équilibre commercial extérieur et en continuant l’appel mal calculé au capital étranger pour des fins de consommation, le scenario le plus probable sera le 3. Ces calculs montrent donc qu’il sera fort possible que dans moins de 10 ans nous nous retrouveront avec un financement extérieur supérieur à 150% du PIB avec un coût direct de l’ordre de 10% du PIB ! Le tableau ci-dessus (section 3) sur la composition des importations montre que, parallèlement à la forte augmentation du financement extérieur, il y a une forte augmentation de la part des consommations non alimentaires. Elle passe de 16,16% en 1984 à 30,39% en 1999. Comment pourrait-on décrire une telle politique autrement qu’en disant que nous laissons à nos enfants un pays accablé par la dette pour pouvoir aujourd’hui consommer à volonté ? N’est-il pas temps aujourd’hui d’inverser cette tendance de la Tunisie 7-Novembriste qui consiste à hypothéquer l’avenir de nos enfants pour jouir des derniers gadgets de la modernité ?

  1. Le premier rendez-vous manqué : la dilapidation des gains de l’échange :
Les pays Asiatiques qui ont appliqué avec succès la stratégie des avantages comparatifs ont profité de la bouffée d’oxygène temporaire que constitue les gains de l’échange pour capitaliser leurs économies et mettre sur pieds des activités plus rentables que leur dotation initiale en capital ne permettait pas au départ. En effet, ces pays (Chine, Japon, Corée…) épargnent plus de 30% de leur revenus alors que notre taux d’épargne est inférieur à 25% et continue de baisser. Avec une épargne de 30%, il est probable que nous aurions remboursé aujourd’hui une grande partie de notre dette extérieure et que, par conséquent, nous en aurions sérieusement allégé le coût. Cependant, avoir une épargne ne suffit pas. Pour faire comme les Asiatiques, encore faut-il mettre cet argent dans les secteurs porteurs d’emploi, de rendement, d’autonomie et de stabilité, et non pas comme les pays Arabes pétroliers qui, malheureusement, dilapident leur argent dans des placements à l’étranger ou des constructions extravagantes, comme Borj el Arab, qui n’offrent ni utilité sociale ni rendement sûr et autonome. Comment admettre que ces pseudo-pays, comme le Koweit, Qatar et Dubai, qui n’ont aucune réalité dans l’histoire arabe autre que les manigances du Foreign Office britannique, et qui sont composés en majorité de domestiques venant d’autres régions et sans aucun droit social, s’accaparent ainsi les ressources du monde Arabe, et les dilapident dans des œuvres d’un luxe inégalé au niveau planétaire alors que les masses Arabes, dans les vrais pays Arabes, croupissent dans la misère et, pour certaines, sous les bombes? Pire, ces pseudo-pays font en sorte que les ressources Arabes sont utilisées par l’impérialisme pour financer le matraquage médiatique et militaire pour maintenir les gens dans un état d’abrutissement. Les chaînes al Jazeera ou al Arabya agissent aussi dans ce sens. Associez l’influence pseudo-intellectuelle que représente ce genre de médias au bénéfice des pseudo-Etats, à leur influence économique croissante grâce à leurs « investissements directs étrangers » qui leur donne le contrôle d’institutions et de revenus décisifs de notre économie, vous comprendrez aisément qu’il ne reste pas vraiment de marge de manœuvre pour le gouvernement Tunisien. Le vent de liberté qui a délié les langues est malheureusement accompagné de lourdes chaînes sur l’économie et d’œillères sur les esprits des Tunisiens. Si nous acceptons de laisser ces choses en l’état, il est préférable du point de vue de notre gouvernance de demander notre rattachement au sultanat de Qatar. Peut-être qu’alors Sa Majesté le cheikh Thani daignera éviter à son bon peuple les affres de la ruine et de la guerre civile.
La capacité des Asiatiques à tirer profit des avantages comparatifs vient du fait qu’ils ont veillé à ne pas accompagner la stratégie des avantages comparatifs d’une politique de consommation effrénée et qu’ils ont su en employer les fruits correctement. A titre d’exemple, durant la décennie 80, Taiwan a développé le secteur de la sous-traitance textile pour le Japon. Entre 1981 et 1986, la production textile a augmenté de 24,8%. De 1986 à 1990, elle a diminué de 8% alors que la production d’appareils électriques et électroniques a augmenté de 41,15% sur la période 86-90 (ref. 16). Autre observation témoignant de la surconsommation Tunisienne : en 2009 le parc de véhicules en Tunisie est estimé à 1 200 000. En Chine, pays qui s’est hissé aujourd’hui au rang de puissance financière mondiale qui conteste la suprématie Américaine et qui place ses énormes excédents de capitaux un peu partout dans le monde, le parc est estimé à 62 000 000 véhicules. Rapporté aux habitants, ces chiffres donnent 8,3 habitants par véhicule en Tunisie et 24,2 habitants par véhicule en Chine. En d’autres termes, nous avons crié victoire trop tôt. Rappelez-vous les discours des médias de l’impérialisme sur « le miracle économique Tunisien » ! Discours relayés triomphalement par le régime du 7-Novembre. Nous nous sommes bercés de ces flatteries, comme le corbeau de la fable de la Fontaine :
« Maître Corbeau, sur un arbre perché,
Tenait en son bec un fromage.
Maître Renard, par l'odeur alléché,
Lui tint à peu près ce langage :
"Hé ! bonjour, Monsieur du Corbeau.
Que vous êtes joli ! que vous me semblez beau !
Sans mentir, si votre ramage
Se rapporte à votre plumage,
Vous êtes le Phénix des hôtes de ces bois. "
A ces mots le Corbeau ne se sent pas de joie;
Et pour montrer sa belle voix,
Il ouvre un large bec, laisse tomber sa proie… »
Dans notre contexte, remplacez « le Phénix des hôtes de ces bois » par « le miracle économique Tunisien » ressassé ces dernières années et le fromage par notre équilibre financier extérieur et notre autonomie financière. Flattés, nous nous sommes payé un standing trop ambitieux alors que la Chine qui a largement les moyens de le faire, continue à accumuler pour assurer son futur. Nous avons utilisé l’amélioration de notre commerce extérieur permise par la stratégie des avantages comparatifs pour augmenter notre consommation de biens importés et non pour construire une économie solide et autonome. C’est le premier rendez-vous manqué. Aujourd’hui, nous en sommes à résoudre le même problème qu’il y a 20 ans, celui de l’insuffisance de la production nationale, mais sans les gains de l’échange que nous avons dilapidé, et en ayant acquis des habitudes de consommation improductive. Pire, certains des secteurs construits sur les gains de l’échange se trouvent maintenant menacés par des pays offrant des conditions plus avantageuses.
En 2009, les importations Tunisiennes ont baissé de 14,4% face à la réduction des exportations provoquées par la crise européenne de 2009. Une partie de cette baisse d’importations est due à la baisse des marchandises réexportées, comme le tissu qui sert à fabriquer les vêtements exportés. Si on estime ce réexport à 1/3 des importations (estimation qu’il faudrait préciser par une étude détaillée), les 2/3 restant, soit 2/3x14,4% = 9,6% , c’est-à-dire environ 3000 millions de Dinars, représenteraient la diminution des importations destinées directement ou indirectement au consommateur Tunisien. Cette grande baisse des importations en 2009 ne semble pas avoir posé un grand problème pour le consommateur Tunisien moyen. Par conséquent, si l’estimation du réexport est bonne, ce montant représente une marge de réduction possible de nos importations. Ce serait suffisant pour que notre balance courante soit excédentaire, ce qui nous mettrait sur le chemin du remboursement de notre dette. Par exemple, d’après l’INS, la Tunisie a importé pour 877 millions de Dinars de voitures de tourisme en 2009. Est-ce que ces importations sont vitales au point que nous les payons par la dette ? Il faudrait un examen minutieux des importations dans le but de limiter celles qui sont superflues. Il me semble que le meilleur moyen de limitation est le droit de douane qu’il faudrait penser à augmenter fortement pour les produits de luxe. Bien sûr une telle mesure rencontrera l’opposition des importateurs Tunisiens et des pays exportateurs. Mais, d’une part les pertes d’emploi consécutives à l’instauration de tels droits de douane seront insignifiantes et c’est précisément le défaut des importations. D’autre part, l’augmentation de la marge de manœuvre de l’Etat par la réduction de la dette extérieure et de son coût permettra une meilleure prise en charge des régions défavorisées et un meilleur service public. Il est aussi de l’intérêt des pays partenaires que la Tunisie puisse trouver un équilibre autre que celui du bradage de son patrimoine productif pour payer une dette qui sert à consommer plus, accompagné d’un renforcement de la surveillance côtière pour empêcher l’émigration. Si l’Europe tient à la liberté d’entrée de ses marchandises, elle doit accepter la liberté d’entrée des travailleurs dont elle confisque de cette manière les emplois, en les chargeant de surcroît d’une dette dont on suggèrera un peu plus loin que seuls les riches profitent. Et, en violation de la maxime « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits… » sensée être sa loi suprême, c’est presque uniquement à ces riches que l’Europe accorde la liberté de voyager sur son territoire. Si elle refuse les travailleurs, elle doit accepter que nous protégeons leurs emplois en limitant certaines importations. Céder sur les deux plans, la facilité d’entrée des marchandises et le parcage des travailleurs, n’est plus tenable. Les Européens ne seront alors pas avec nous avec nos bâtons à la main quand il faudra faire face à de nouveaux troubles !
En outre, la coopération intense désormais indispensable entre les deux rives de la méditerranée pour relever les défis communs de la sauvegarde de l’environnement naturel ne peut s’établir d’une manière sincère dans un tel climat d’échange inégal. En effet, tant que règnera un tel climat et ce qu’il entraîne comme suspicion de part et d’autre en raison de son incohérence et son injustice flagrante (mais paradoxalement reniée par les théoriciens libéraux), il sera difficile que la question de la sauvegarde de l’environnement puisse être prise au sérieux, alors que l’approvisionnement en éléments vitaux comme l’eau douce, l’énergie et l’alimentation saine, dépend de cette question à l’horizon de 2 ou 3 décennies, pour nous autant que pour les Européens. C’est dans cette direction, celle de modérer le libre-échangisme, qu’il faudrait revoir notre coopération avec l’Europe. C’est dans cette direction que devraient agir ceux parmi les Européens qui sont bien intentionnés à notre égard, et le large support qu’a rencontré la révolution Tunisienne dans l’opinion publique Française prouve qu’ils sont nombreux, et non dans le sens d’alourdir nos dettes en proposant des crédits, ce qui, comme on l’expliquera un peu plus loin, ne manque pas de creuser l’écart entre nos riches et nos pauvres. Cette direction nécessite un réaménagement de l’accord inégal de libre-échange Tunisie – Union Européenne. Accord inégal dans le sens que, sous son apparence symétrique, il permet à un mastodonte économique, l’Union Européenne, d’exploiter un poids-plume, la Tunisie. Or, une véritable association économique, comme il sera affirmé à la section 8, doit envisager deux volets indissociables : le volet commercial d’une part et le volet solidarité sociale de l’autre (qui ne signifie pas « crédits » mais « redistribution de revenus par la taxation »). Une véritable association économique avec ces deux volets est préférable à pas d’association du tout. Mais « pas d’association du tout » est préférable à une association avariée car amputée du volet solidarité, comme il préférable de ne pas prendre la mer plutôt que de la prendre avec un bateau avarié qui prend l’eau. Le résultat probable est le naufrage de tous : les pauvres écrasés par la dette et le chômage, les riches ruinés par la crise et assaillis par les masses mécontentes et le terrorisme, et les catastrophes environnementales pour tous ! Les faillites des Etats périphériques au sein de l’Union Européenne comme la Grèce, le Portugal…montre que même le niveau de solidarité au sein de l’UE, entre Etats de l’UE, est très insuffisant. Que dire alors du niveau de solidarité entre la Tunisie et l’UE !
La dette extérieure creuse l’écart entre riches et pauvres si elle sert à payer les importations de luxe, comme les infrastructures improductives, les voitures, les vêtements et les matériaux de construction de luxe dont souvent la classe aisée seule profite alors que l’Etat se trouve obligé de réduire les dépenses sociales et le service public au détriment de la classe pauvre pour honorer la dette et maintenir un minimum d’équilibre financier. Ainsi le luxe du riche est payé par la poche du pauvre ! Si les biens de luxe sont produits sur place, ils peuvent constituer un bon moyen d’encourager l’emploi et donc de redistribuer les richesses et d’augmenter le capital matériel et technique de l’économie (voire la section 8 à ce sujet). Mais le luxe importé participe à la capitalisation des économies dominantes et nous prive de l’épargne qui aurait pu financer notre capitalisation. Il aggrave donc notre retard de capitalisation, réduit l’emploi, creuse la dette extérieure et par conséquent déplace du revenu des pauvres vers les riches.
En réalité, l’existence de ces transferts de revenu des pauvres vers les riches, ce que les économistes appellent des subventions croisées, prouve qu’il faut considérer l’équilibre de la balance courante comme un bien public que l’Etat a le devoir de maintenir et de protéger. Toute disposition, accord ou loi qui porte atteinte à ce bien public devrait être rejetée. Les modalités pratiques de la protection de ce bien public restent à définir. A ce propos, je voudrais signaler une idée intéressante du milliardaire Américain Warren Buffet (ref. 8). Toute proportion gardée, l’économie Américaine connaît le même problème de déficit courant et de dette extérieure. Bien sûr, ce problème est moins grave (si j’ose dire !) quand on a l’armée la plus puissante du monde et qu’on peut aller puiser du pétrole un peu partout en cas de besoin. C’est pour cela qu’en général, les pays non militarisés comme l’Allemagne ou le Japon veillent à ne pas perdre ce deuxième attribut de la souveraineté qu’est une balance courante excédentaire. En essayant de chercher une solution au problème du déficit courant de l’économie Américaine, W. Buffet propose à l’Etat d’émettre un certificat d’importation au profit de tout exportateur, d’un montant égal à celui de l’exportation. Tout importateur devrait acheter auprès des exportateurs des certificats d’importation d’un montant total égal à la valeur des marchandises qu’il compte importer. Ce certificat serait négociable et son prix serait librement établi par le marché. Il aurait aussi une durée de vie limitée afin de simplifier la gestion des réserves de change par l’Etat. Une telle méthode éviterait les inefficacités bureaucratiques (corruption, copinage…) des autorisations d’importations tout en garantissant un équilibre de la balance commerciale. Au contraire, la méthode actuellement suivie, qui consiste d’une part à assurer la convertibilité courante du Dinar et d’autre part à dévaluer le Dinar en cas d’aggravation du déficit courant, revient à appliquer un remède, soit la dévaluation, alors que le mal est déjà fait, soit le déficit courant. De plus, en raison du niveau actuel de dépendance de l’économie Tunisienne, la dévaluation est largement suivie d’une hausse des prix qui en supprime presque l’effet stabilisateur sur le solde du commerce extérieur. Le graphique suivant montre le niveau remarquable de dépendance atteint par la Tunisie, mesuré par le rapport imports/PIB. La chute de ce rapport dans la première moitié de la décennie 80 correspond à la stratégie de substitution des importations.

La convertibilité courante du Dinar consiste en l’engagement par l’Etat Tunisien d’offrir les devises nécessaires à toute importation de marchandises ou de services et ceci au taux de change en vigueur. Cette disposition a été adoptée vers le début de l’ère 7-Novembriste (ref. 2). Enfin, en Tunisie, contrairement aux USA, certaines importations constituent des biens de première nécessité, comme les céréales, le sucre, l’énergie ou certains médicaments. Par conséquent, il faudrait que l’Etat se réserve une partie des certificats d’importations pour ces marchés. Autrement, s’il achète les certificats comme tout autre importateur, il en résulterait un transfert de revenu de la classe pauvre qui dépend de ces biens de première nécessité, au profit des exportateurs qui font partie de la classe riche.
Ces observations sur les méfaits du déficit de la balance courante et du système de change actuel devraient nous convaincre que la convertibilité courante du Dinar n’est plus soutenable.
Une autre disposition devrait aussi être revue : la garantie pour les investisseurs étrangers de sortir leurs profits du pays. Cette garantie a été octroyée par l’Etat Tunisien vers la fin des années 90 (ref. 3) en vue d’encourager les investisseurs étrangers. Si ces profits sont en devise étrangère, comme pour les projets de sous-traitance du début des années 1990, la sortie des profits reste acceptable puisqu’elle ne pèse pas sur la balance courante, bien qu’elle retarde la capitalisation de l’économie. Mais si les profits sont en Dinars, comme c’est le cas pour le secteur des télécoms, alors la Tunisie doit s’endetter pour convertir ces profits en devise étrangère. Accueillir des investissements étrangers qui visent le marché local et leur garantir la sortie de leurs profits revient à acheter de la consommation en échange de secteurs productifs qui sont sources de capitalisation pour l’économie, d’autre part à déplacer du revenu des pauvres vers les riches par l’intermédiaire de la dette extérieure comme on l’a vu plus haut. Par conséquent, il faut supprimer cet engagement de conversion des profits en devise étrangère pour les investissements étrangers qui visent le marché intérieur. Les profits de Tunisie-Telecom, de Tunisiana et d’Orange doivent rester dans le pays. L’autorisation de sortie inconditionnelle des profits a été donnée à une époque où une telle disposition était à la mode en Occident et même en Chine. Mais ces pays ont soit des excédents commerciaux qui peuvent leur permettre ce luxe, soit une situation stratégique qui justifie une telle concession. Par exemple, les USA s’assurent de l’allégeance politique du Japon et de la Chine. La Chine s’assure l’accès aux marchés Occidentaux…La Tunisie obtient quoi de la France, des Emirats ou de Qatar, actionnaires étrangers des principaux opérateurs telecom, en échange des sorties de bénéfices? Quelques gadgets de la modernité et une dérive de la dette extérieure entraînant un approfondissement du fossé entre riches et pauvres. D’après l’INS, les dividendes nets versés aux étrangers est passé de 916 millions de Dinars en 2004 à 2 517 millions de Dinars en 2008 ! Je ne conteste pas l’existence des investissements étrangers, mais je conteste le fait que l’Etat Tunisien contracte des dettes pour payer leurs profits en devise. Quand le citoyen Tunisien achète un produit disponible sur le marché Tunisien, il ne sait pas si cet achat va ou non imposer une dette à l’Etat, dette que le citoyen lui-même devra un jour ou l’autre assumer. Il délègue la préservation de l’équilibre extérieur, qui est indissociable de la préservation de l’intégrité de la nation, au gouvernement. Si le gouvernement ne veille pas à cet équilibre, il trahi la confiance du citoyen. Par conséquent, quand le pays ne dispose pas d’un excédent commercial, il n’est pas légitime que le gouvernement assure la sortie des bénéfices. Si les investisseurs veulent absolument sortir leurs profits, ils doivent les investir dans d’autres activités exportatrices ou bien vendre leurs marchandises contre devise, ce qui revient par exemple à vendre aux Tunisiens les communications Tunisiana ou autre en Euros.
Enfin, il faut signaler que dans un pays à faible valeur ajoutée et fortement ouvert comme la Tunisie, en plus du déséquilibre du commerce extérieur, la faiblesse des droits de douanes sur les importations contribue au déséquilibre endémique du trésor public. En effet, le rôle des impôts peut être vu comme étant d’assurer les dépenses publiques nécessaires pour que le consommateur puisse consommer : l’infrastructure, l’éducation, la santé, la sécurité…Or la source de ces impôts (sauf pour la TVA sur importation) étant la valeur ajoutée de l’économie, si celle-ci est faible, les impôts le seront aussi si le taux de taxation reste raisonnable. Par exemple, pour une voiture de 10 000 Euros produite en France, l’Etat Français va toucher des impôts directs (impôts sur bénéfices, sur dividendes, sur salaires…) sur la base de presque la totalité des 10 000 Euros puisque le contenu en importation de ces 10 000 Euros est très faible (il se limite aux matières premières). Exportée en Tunisie, cette voiture va générer pour l’Etat Tunisien des impôts directs basés uniquement sur la marge de l’importateur, qui est disons de 15%, soit 1 500 Euros. Les impôts directs générés par 1 500 Euros seront nécessairement beaucoup plus faibles que ceux générés par 10 000 Euros. Or l’importation de cette voiture en Tunisie exige, pour pouvoir être consommée par le consommateur Tunisien, un niveau de dépenses publiques qui ne soit pas trop bas par rapport au niveau Européen. Ainsi, les dépenses publiques nécessaires pour mettre en circulation une voiture sont comparables en Europe et en Tunisie, alors que les impôts générés par cette mise en circulation sont beaucoup plus faibles dans le deuxième cas. La source du déséquilibre des comptes publics est ce décalage entre les recettes publiques limitées par le libre-échangisme et les dépenses publiques nécessaires précisément au développement du libre-échangisme. La nécessité de ne pas faire payer aux uns les excès des autres, ce qui serait une source d’inefficacité et de gaspillage, exige de rééquilibrer les comptes publics en prélevant un droit de douane suffisant sur les produits importés qui, sans cela, contribuent au déficit du trésor public par le fait qu’ils nécessitent une dépense publique importante pour leur mise sur le marché. La même remarque tient concernant les exportations quasiment exonérées d’impôts mais qui nécessitent des dépenses publiques en infrastructure, sécurité, formation… et qui accaparent souvent certaines ressources rares au détriment d’autres secteurs, comme l’eau pour l’agriculture. Ironiquement, ces défiscalisations, autant pour les importations que pour les exportations, alors qu’elles ont été instituées au départ afin de permettre au pays de gagner des marchés à l’extérieur pour obtenir des devises pour investir, ont abouti à augmenter la part des biens de consommation et baisser celle des biens d’investissement dans les importations (voire le tableau sur la composition des importations, section 3). Naturellement, dans un contexte d’importance croissante des imports et des exports par rapport au PIB (voire le graphique 8 pour les imports ; pour les exports l’évolution est comparable), ces défiscalisations n’ont pas manqué de mettre en péril l’équilibre budgétaire du trésor public, puisque la partie défiscalisée de l’économie prend des proportions croissantes. Aujourd’hui, pour rétablir cet équilibre, l’Etat, coincé dans ses engagements libre-échangistes, continue vainement à s’acharner sur une économie intérieure épuisée et qui se réduit d’année en année comme une peau de chagrin.
Les dissymétries entre pays, les différents niveaux de développement et de capitalisation, les différentes dotations en ressources, les différences de taille et de coûts de production, les caprices des conjonctures économiques et politiques de chacun, les différentes évolutions des goûts des consommateurs, les différents degré d’urgence de préparer les défis futurs comme celui du basculement énergétique… tous ces aléas font que, en l’absence d’un véritable gouvernement mondial qui se charge de redistribuer les cartes ou au moins d’un climat international plus coopératif, il est préférable, me semble-t-il, que chaque Etat s’abstienne de renoncer à l’outil des taxes douanières pour gérer son économie. Ceci ne veut pas dire que des décisions unilatérales intempestives sont justifiables. Une guerre des tarifs douaniers serait dommageable pour tous. Mais quand un pays rencontre des problèmes sérieux au niveau de ses équilibres économiques et sociaux, il est souhaitable que ses partenaires lui accordent la possibilité de réajuster ses tarifs pour retrouver ses équilibres. En particulier, quand il y a un écart important des valeurs ajoutées par tête entre deux pays, il est équitable de permettre à l’Etat désavantagé de compenser la faiblesse de sa base taxable par ses tarifs douaniers.
  1. Le recul de la place de l’Etat dans l’économie aggrave le déficit d’épargne :
Nous avons vu qu’au cours de la période 7-Novembriste, l’épargne nationale a baissé (figure 5). D’un niveau d’environ 25% du revenu national, elle a baissé à 21-22%. L’épargne nationale est composée de l’épargne des sociétés, celle de l’Etat et enfin celle des ménages. Pour les ménages et l’Etat, l’épargne est ce qui reste du revenu après les dépenses de consommation, c’est-à-dire les achats de biens et services non durables. Pour les sociétés, l’épargne est égale au revenu puisqu’elles ne consomment pas. Le taux d’épargne est le rapport entre l’épargne et le revenu de l’agent considéré. Le graphique suivant montre que l’épargne de l’Etat a fortement chuté à l’occasion du changement de cap 7-Novembriste. Elle est passée de 35% à près de 22% du revenu de l’Etat. L’épargne des ménage a baissé dans un premier temps d’une valeur de 14% à environ 10% du revenu des ménages, pour ensuite, à partir de 1995 reprendre une tendance légèrement haussière et finir à 12%.

La baisse du taux d’épargne de l’Etat est en partie une conséquence de la baisse relative du revenu de l’Etat. En effet, en général, quand le revenu baisse, on a tendance à répercuter cette baisse sur son épargne plutôt que sur sa consommation. L’Etat réagit aussi de cette façon. Face à une baisse de revenu, étant donné qu’il cherche à maintenir un certain service public, il doit baisser la marge d’épargne. En réalité, la cause de la réduction de l’épargne de l’Etat est non seulement la baisse relative de son revenu, mais aussi les dépenses inefficaces qu’il a engagées. Nous reviendrons sur ce point dans la section 7. Le graphique suivant (données INS) montre qu’il y a eu effectivement une baisse de la part du revenu de l’Etat (net de subventions et prestations sociales) dans le revenu total de la Tunisie.

Cette baisse du revenu de l’Etat d’un niveau de 26% en 1983 à 19% en 2007 s’explique par l’orientation libre-échangiste ou, plus précisément libérale, qui réduit peu à peu les ressources de l’Etat en baissant les tarifs douaniers et les taux d’imposition et en privatisant les institutions rentables. En effet, le libéralisme voit dans l’action économique de l’Etat une source d’inefficacité. Il conseille donc de diminuer l’intervention de l’Etat dans l’économie au maximum.
Les parts des revenus des deux autres groupes d’agent, c’est-à-dire les ménages et les sociétés, sont donnés par les deux graphiques 11 et 12 (données INS) :

On voit que le revenu des sociétés reste proche de 10% du revenu total, sauf dans les années de crise (85,86 et 93). Pour les ménages, il y a clairement une tendance de hausse qui compense presque la baisse du revenu de l’Etat. Par conséquent, on peut dire que la baisse de revenu de l’Etat constatée plus haut consiste essentiellement en un déplacement de revenu de l’Etat vers les ménages. Le tableau suivant résume les changements dans la répartition du revenu entre 1983 et 2007 :
année
1983
2007
Etat
26%
19%
Sociétés
8%
10%
Ménages
66%
71%
Ainsi les mesures libérales de baisse des taxes et de privatisation ont résulté en un transfert de revenu en faveur des ménages. Bien qu’une partie sans doute importante des allègements fiscaux adoptés au cours de la période 7-Novembriste concerne les sociétés, comme par exemple les faveurs et exonérations accordées par le code des investissements, il est remarquable que presque tout cet argent auquel l’Etat a renoncé, finisse dans la poche des ménages. Ceci signifie que, pour l’essentiel, les sociétés n’ont pas gardé cet argent pour investir. Elles l’ont plutôt redistribué aux ménages par le biais de baisses de prix de ventes ou de distribution de profits. Le code des investissements a donc plutôt contribué à inciter à la consommation qu’aux investissements. Ce constat d’enrichissement des ménages ne signifie pas que cet enrichissement a été uniforme. La simple observation de la transformation de la société Tunisienne durant la période 7-Novembriste suffit pour se convaincre que certains ménages en ont beaucoup plus profité que d’autres.
Ce transfert de revenu conduit doublement à une baisse de l’épargne de la nation. Tout d’abord, comme on l’a vu plus haut, la baisse de revenu de l’Etat contribue à une baisse de son taux d’épargne de 35% à 22%. Comme la part du revenu de l’Etat dans le revenu national est de 19%, la nation perd donc, en pourcentage du revenu de la nation :
19x(35-22)/100 = 2,47% d’épargne.
Bien sûr, ces 2,47% du revenu national ne sont pas jetés à la mer ! Mais ils sont consommés au lieu d’être épargnés. Ensuite, le revenu transféré aux ménages, soit environ 5%, va être épargné à hauteur de 12%, qui est le taux d’épargne des ménages, au lieu de 35%, qui était le taux d’épargne de l’Etat. La nation perd donc :
5x(35-12)/100 = 1,15% d’épargne.
Par contre, le revenu transféré aux sociétés, soit 2%, sera épargné à 100% au lieu de 35%. Il y a donc là un gain d’épargne de :
2x(100-35) = 1,3%
Au total, la perte d’épargne est de :
2,47% + 1,15% - 1,3% = 2,32%
Sachant que notre épargne nationale se situe autour de 22% du revenu national et que nos investissements se situent autour de 25% du revenu national (voire graphique 5), on voit que le manque à gagner de 2,32% dû au recul de l’Etat aurait aidé à combler notre besoin de financement extérieur qui est de 25%-22% = 3% du revenu national. On n’aurait pas remboursé nos dettes, mais au moins notre financement extérieur n’aurait pas augmenté beaucoup comme c’est le cas (voire graphique 6). Par conséquent le coût de ce financement aurait été bien plus léger.

  1. Le deuxième rendez-vous manqué : la dilapidation du dividende démographique :
Les pays du tiers-monde ont connu un profond changement démographique à partir du début du 20ième siècle. Sous l’effet des progrès de la médecine, la mortalité a baissé significativement alors que la natalité était traditionnellement élevée. Il en a résulté une tendance à l’accroissement des populations et à leur rajeunissement. Cet accroissement a répondu aux besoins en main d’œuvre et en débouchés des économies dominantes. Pour se stabiliser, les populations du tiers-monde ont dû ajuster leurs taux de natalité. Mais ceci est plus lent car il faut des modifications de comportement qui prennent du temps. Cette période de plusieurs décennies qui commence par une baisse de la mortalité, puis finit par une baisse de la natalité est appelée transition démographique. La transition démographique a une influence importante sur l’économie, en particulier sur l’équilibre financier du pays considéré, c’est-à-dire l’équilibre épargne-investissement. En effet, dans la première moitié de la période de transition démographique, les jeunes sont majoritaires. Or ces jeunes sont improductifs. Par conséquent un faible nombre de personnes travaille pour toute la population. Ensuite, ces jeunes arrivent à un âge productif. Les personnes productives deviennent alors majoritaires. Enfin, la population se stabilise avec un nombre important de personnes âgées, de sorte que le pourcentage de personnes productives baisse de nouveau. Dans la première période, il est naturel que les besoins d’investissements soient supérieurs à l’épargne puisque celle-ci est limitée en raison du grand nombre de consommateurs improductifs. L’économie se trouve alors en situation de besoin de financement extérieur. Dans la deuxième période, les individus productifs sont nombreux. Donc, si les gens ne se laissent pas aller à la surconsommation, l’épargne devrait dépasser les besoins courants d’investissements de sorte que l’économie dégage un excédent financier. C’est cet excédent que les économistes appellent « le dividende démographique ». Une économie bien gérée utiliserait ce dividende pour préparer la troisième période qui se caractérise par une diminution des individus productifs et une augmentation des dépenses liées au troisième âge telles que les dépenses de santé.
On peut estimer la position d’un pays au cours de la transition démographique en évaluant le rapport entre le nombre de personnes en âge de produire et le nombre de personnes qui ne sont pas en âge de produire. Pour cela, la Banque Mondiale fournit le nombre d’individus d’âge inférieur à 15 ans ou supérieur à 64 ans, pour un individu d’âge compris entre 15 et 64 ans. Pour la Tunisie, on obtient le graphique suivant :

Ainsi, on peut voire que le nombre relatif de personnes improductives a remarquablement baissé sur la période 7-Novembriste et qu’il est actuellement à son minimum. Cette évolution est le résultat de la politique de contrôle des naissances initiée par le régime de Bourguiba et poursuivie par la suite. Pour le futur, il est prévu que la courbe commence à remonter, ce qui signifie que nous allons sortir de la deuxième période pour rentrer dans la troisième période caractérisée par une augmentation des personnes improductives. L’économie Tunisienne a donc bénéficié d’un dividende démographique remarquable. Cela aurait dû se traduire par une augmentation sensible du taux d’épargne et un excédent de financement, c’est-à-dire un excédent de la balance courante. Malheureusement, le graphique 5 montre que le déficit d’épargne a persisté.
Si on joint à cette observation celle de la tendance baissière du taux d’épargne national sur la période 7-Novembriste (graphique 5), on peut conclure que le pays s’est laissé allé à la surconsommation et qu’il a donc dilapidé le dividende démographique. Observons néanmoins que l’épargne des ménages s’est légèrement redressée sur la décennie 2000, passant d’un niveau de 10% à un niveau de 12%. Le dividende démographique n’est certainement pas étranger à cette amélioration.
Afin de mieux saisir ce changement de comportement responsable de la dilapidation du dividende démographique, on peut évaluer le taux d’épargne par individu productif selon la formule suivante :

sa est taux d’épargne par individu productif, s est le taux d’épargne national, c est le taux de consommation national et n est le nombre de personnes improductives pour une personne productive (voire annexe pour une justification de cette formule).
On obtient l’évolution suivante (données Banque Mondiale):
On observe nettement une chute de l’épargne nationale par individu productif d’un niveau de 40% avant la période 7-Novembriste à un niveau de 30% au cours de cette période. Ceci signifie que l’individu actif déplace 10% de son revenu de l’épargne vers la consommation. Le changement de comportement induit par les réformes 7-Novembristes en faveur de la consommation est donc net.
L’épargne nationale étant la somme de l’épargne des ménages et celle de l’Etat, on peut voire l’évolution de cet indicateur pour chacun des deux (données INS et Banque Mondiale).


La responsabilité de la dégradation de l’épargne apparaît très nettement. Pour les ménages, le taux baisse d’un niveau de 22% à un niveau de 15% pour se stabiliser vers 17%. Il y a donc une baisse, mais elle n’est pas comparable à ce qu’on observe pour l’Etat. En effet, pour l’Etat cette baisse est de plus que 15%. De plus elle coïncide nettement avec les réformes de la période 7-Novembriste. En termes plus simples, ceci signifie que l’argent rendu disponible pour l’Etat grâce à la diminution relative des dépenses liées aux personnes improductives, en l’occurrence les jeunes, comme par exemple les dépenses d’éducation, a été employé dans la consommation de biens et services non durables et non dans l’épargne. Il faudrait passer en revue les dépenses de l’Etat pour cerner les consommations excessives. Toutefois, la simple observation de la gestion du revenu de l’Etat durant la période 7-Novembriste nous renseigne sur les gaspillages. Observez l’inflation d’institutions comme par exemple l’existence de doubles, voire triples administrations affectées au même travail comme les ministères doublés de secrétariats d’Etat et de conseillers présidentiels. Observez l’augmentation inutile des effectifs dans certaines administrations comme le ministère de l’intérieur. Observez le nombre d’administrations inutiles comme le ministère de la femme, des affaires religieuses, de l’information, des télécoms, les ambassades dormantes dans des pays où le nombre d’affaires à traiter ne dépasse pas quelques unités par an, et qui peuvent être traités par des visites politiques…N’oubliez pas non plus les effacements de dettes, pour «assainir » tel secteur ou « aider » tel autre, accordés à plusieurs reprises à la charge du budget de l’Etat et faussant le jeu du marché en instaurant au profit de certains investisseurs la règle « dakhel ferribh kharej mil khsara ». On peut affirmer sans grand risque de se tromper que l’Etat a été utilisé plus pour développer le clientélisme politique, payer les « applaudisseurs publics » et museler les critiques que dans une optique d’efficacité économique. Ainsi, le dividende démographique a été dilapidé et le principal responsable est l’Etat. Il est cependant difficile d’isoler la baisse de l’épargne due au recul de l’Etat en raison de l’adoption du libéralisme, de la baisse de l’épargne due au gaspillage du dividende démographique. Ce sont deux causes dont nous ne pouvons voire que les effets cumulés.
Pour illustrer le potentiel d’épargne que représentait le dividende démographique, on peut calculer ce que serait notre situation si nous avions maintenu le même taux d’épargne par individu productif en vigueur avant le 7 Novembre 1987, soit 40%, avec le nombre actuel de personnes improductives par personne productive. On applique le calcul inverse de la formule ci-dessus donnant le taux d’épargne par personne productive.

Avec sa = 40% et n = 0,45 on obtient s = 31,5%. Ceci signifie que si on n’avait pas diminué le rôle de l’Etat et si on n’avait pas modifié notre comportement d’épargne alors, du simple fait de l’évolution démographique du pays, notre taux d’épargne serait passé d’environ 25% du revenu national au début des années 80 à 31,5% du revenu national aujourd’hui.
Compte tenu d’un taux d’investissement de 25%, un tel taux d’épargne nous aurait permis de dégager 6,5% de PIB d’excédent financier par an, c’est-à-dire aux prix actuels environ 3 milliards de Dinars. Un tel revenu sur plus d’une décennie nous aurait fait rembourser l’essentiel de notre dette extérieure et éviter les intérêts de cette dette qui sont du même ordre de grandeur. Ce qui signifie que nous aurions pu retrouver le niveau de consommation que nous avons aujourd’hui mais sans avoir besoin du financement extérieur comme c’est le cas actuellement. Il aurait suffi d’avoir mieux utilisé le revenu de l’Etat et d’avoir été un peu moins pressé, pour la classe favorisée, d’adopter le standing européen de consommation au cours des deux dernières décennies.
Si on laisse de coté les reproches qu’on peut faire à l’Etat et si on essaye de chiffrer la responsabilité propre des ménages dans la chute de l’épargne, on peut déterminer grâce à la formule ci-dessus quel serait aujourd’hui le taux d’épargne des ménages s’ils avaient gardé un taux d’épargne des ménages par individu productif de 22% (le taux pré-7 Novembre), au lieu de le baisser à 17% (le taux actuel, voire graphique 15). On obtient un taux d’épargne des ménages de 14,2%. En comparaison avec le taux actuel d’épargne des ménages qui est d’environ 12,2%, on gagne 2%.
Enfin, il existe un argument classique contre l’épargne. Il consiste à affirmer que l’épargne est indésirable car elle diminue la consommation, donc la croissance économique et l’emploi. L’objection qu’on peut en formuler est qu’en suivant cette opinion, on obtiendra une croissance tirée par l’endettement. Une telle croissance ne s’est jamais révélée particulièrement porteuse d’emplois. Au contraire, une augmentation de l’épargne peut favoriser l’accumulation, et donc, à terme, une croissance saine (sans dettes), surtout si cette augmentation de l’épargne est obtenue suite à une redistribution plus égalitaire des revenus. Une telle réforme peut aussi provoquer une augmentation de la consommation des personnes à revenus faibles suffisamment importante pour compenser la baisse de la consommation des riches. Si cette baisse se concrétise sur des produits importés et que la hausse de consommation des pauvres se porte sur des produits locaux, le bilan sera globalement positif en termes d’emplois. Ce passage d’un croissance tirée par la dette, l’import et l’export à une croissance tirée par la redistribution égalitaire des revenus qui augmente la consommation des couches défavorisées et l’épargne qui allège le fardeau du coût du financement extérieur nécessite des précautions. En effet, il n’y a pas de doute qu’il y aura des perdants, par exemple ceux qui tirent leurs revenus des importations indésirables. Il se peut même que transitoirement les pertes en termes d’emploi dépassent les gains. Il faut donc une stratégie graduelle appuyée par une enveloppe financière utilisable en cas de difficulté.
Pour conclure cette section et la section précédente, voici un résumé de ces résultats chiffrés qui n’ont toutefois qu’un caractère approché et indicatif, comme toutes les prévisions macroéconomiques:
  1. Un renforcement du rôle de l’Etat pour revenir à son niveau antérieur à 1987 en termes de part dans le revenu national, pourrait permettre au pays d’améliorer son taux d’épargne de 2 points de revenu national, ce qui représente environ un milliards de Dinars par an disponibles pour l’investissement ou le remboursement des dettes. Etant donné que le taux d’épargne national est actuellement de 22%, il atteindrait alors 24%.
  2. Un retour des ménages à des habitudes de consommation plus en rapport avec les possibilités de production du pays, comme c’était le cas pour les générations qui ont construit ce pays les années 60, 70 et 80, pourrait aussi dégager un surplus d’épargne de 2 points de revenu des ménages. Puisque le revenu des ménages représente environ 70% du revenu national, ces 2% représentent 2x0,7 = 1,4% de revenu national. Le taux d’épargne atteindrait alors 24+1,4 = 25,4%.
  3. Surtout, une meilleure gestion du revenu de l’Etat qui passe par une mise au travail sérieuse et réelle de ses salariés et un meilleur contrôle de son train de vie, à un niveau équivalent de ce qu’il était avant 1987, pourrait aider l’épargne à compléter le chemin pour atteindre le niveau calculé plus haut de 31,5%. Ainsi, une gestion plus stricte des revenus de l’Etat pourrait faire gagner une épargne de 31,5 – (22+2+1,4) = 6,1 points de revenu national, soit aux prix actuels environ 3 milliards de Dinars. Ce gain énorme suppose que le pays est capable d’exploiter la main d’œuvre libérée par cette gestion plus stricte de l’Etat, que ce soit sous forme d’emplois publics ou privés. Sans cette condition, aucune réforme économique ou politique n’a de sens.

  1. Les investisseurs privés peuvent-ils nous sortir de la crise?
    1. Précautions aux sujets des fondements moraux de certaines théories économiques :
Dans les sections précédentes, j’ai essayé de montrer que l’économie Tunisienne a souffert d’une surconsommation d’importations pendant la période 7-Novembriste au point de déséquilibrer assez gravement sa situation financière extérieure, alors que des circonstances favorables, en l’occurrence les gains de l’échange d’une part et le dividende démographique d’autre part, lui on offert l’occasion de passer à un stade supérieur d’accumulation du capital, ce qui lui aurait permis, en parallèle avec une intégration régionale permettant l’élargissement du marché, de sortir du cercle vicieux de la dépendance et de la spécialisation dans les tâches ingrates et mal payées vers une spécialisation plus capitalistique et plus rémunératrice. A supposer qu’on arrive aujourd’hui à freiner cette surconsommation, il y a une autre raison de penser que le pays continuera à connaître une situation de déséquilibre extérieur accompagné de chômage si on continuait à appliquer la même théorie économique, qui est la théorie du libéralisme.
Il existe parmi les économistes un vieux désaccord sur la validité du libéralisme. J’entends par libéralisme l’ensemble des principes et règles de conduite appliqués par le gouvernement britannique pour gérer l’économie de l’empire britannique, particulièrement depuis la fin du 19ième siècle, ensemble de principe et de règles qui est jusqu’à aujourd’hui encore défendu, avec quelques mises à jour, par des économistes renommés, mais qui est aussi critiqué à des degrés divers par d’autres économistes tout aussi renommés. Alors qu’actuellement et surtout depuis la crise économique mondiale de 2009, les critiques s’accentuent, la théorie libérale a régné sur l’économie mondiale durant les 3 décennies 80, 90, 2000. Durant les 3 décennies 50, 60 et 70, elle a été aussi appliquée dans la moitié du monde sous influence Anglo-américaine, mais d’une façon atténuée par des réformes basées sur la critique keynésienne. L’autre moitié du monde a appliqué, à des degrés divers, le système proposé par Marx. Ce système est aussi une critique du libéralisme, mais beaucoup plus radicale que la critique keynésienne. La Tunisie n’a pas échappé à ces tendances mondiales. Au cours des décennies 50, 60 et 70 elle a été attirée par le socialisme qui est, si on peut dire, un marxisme adouci. Elle a ensuite viré graduellement vers le libéralisme. La date du 7 Novembre 1987 a marqué son entrée de plein pied dans le monde libéral.
Je n’ai pas la prétention de passer en revue tous les points de désaccord entre le libéralisme, le keynésianisme et le marxisme, et encore moins de prendre une position sur tous ces points de désaccord. En réalité, il me suffit d’aborder les thèmes qui pourront m’aider à montrer que la réponse à la question posée par le titre de cette section est non. En résumant schématiquement, on peut dire que le système libéral est basé sur le principe de la main invisible d’Adam Smith, philosophe Ecossais du 18ième siècle. Ce principe, consiste à affirmer que, généralement, il n’est pas nécessaire de s’occuper de l’intérêt de la nation et que le simple fait que chacun se consacre à son propre intérêt économique privé suffit à garantir la situation la meilleure possible pour l’ensemble de la nation. Ce principe est la traduction économique d’une doctrine plus vaste héritée de la réforme protestante du 16ième siècle qui insiste sur le salut individuel et la prédestination. Voici par exemple un extrait d’un sermon instructif de Joseph Butler intitulé « Upon human nature » et publié par la fondation Gutenberg aux USA (ref. 9). Butler était prêtre à la cour britannique  au début du 18ième siècle, avant la parution des œuvres d’Adam Smith. L’idée expliquée par l’extrait suivant est très proche du principe de la main invisible.
the comparison will be between the nature of man as respecting self, and tending to private good, his own preservation and happiness; and the nature of man as having respect to society, and tending to promote public good, the happiness of that society. These ends do indeed perfectly coincide; and to aim at public and private good are so far from being inconsistent that they mutually promote each other...

Si on joint à ce principe le principe de la propriété privée hérité du droit romain par l’Occident « user et abuser » (ref. 4), on comprend que le système libéral ne laisse au prince ou à l’Etat qu’un rôle limité. L’Etat prélève le minimum de taxes pour entretenir les armées, maintenir l’ordre et, ponctuellement, intervenir dans l’économie en cas d’urgence absolue et en ayant recours aux mêmes opérations que les autres intervenants du marché : l’achat, la vente et rarement la production.
Cependant, avec les progrès techniques et le colonialisme du 19ième siècle qui, en exploitant de nouvelles sources d’énergie et de matières premières ont permis de réduire les coûts de production grâce à la mécanisation, les pays d’Europe Occidentale ont connu des périodes de forte consommation grâce à la baisse des coûts et de forts bénéfices pour les producteurs avec des déplacements de populations rurales vers les centres urbains en vue de travailler dans les usines nouvelles. Mais ces périodes d’expansion ont souvent été suivies de périodes de baisse de production et de mise au chômage d’une partie des travailleurs devenus inutiles en raison de la mécanisation. Cette masse de chômeurs a constitué le support de diverses révoltes qui ont amené plusieurs penseurs de l’époque à remettre en cause l’organisation de l’économie selon le système libéral. Parmi les remises en causes les plus radicales, on trouve celle de Marx. Ce penseur a été particulièrement impressionné par la 2ième révolution Française en 1848 (ref. 5). Son analyse des défauts du libéralisme, qui a pris dés lors le nom de capitalisme, possède une profondeur et une capacité de prédiction remarquables. On peut dire qu’elle a jeté les bases de ce que les économistes appellent aujourd’hui la théorie de la croissance.
Avant de m’attacher à montrer en quoi l’apport de Marx peut nous aider à répondre à la question posée par le titre de la section, permettez-moi de formuler quelques réserves d’ordre moral au sujet des méthodes de Marx. Ce dernier a parfois recours à l’excitation d’instincts humains destructeurs pour convaincre et faire adopter sa théorie. Ainsi, on peut lire dans « Le Manifeste Communiste » (section 2 Proletarians and communists, ref. 13) qu’il a rédigé en 1848 avec son ami Engels (le texte original est en Allemand, mais j’ai la traduction Anglaise):
Our bourgeois, not content with having the wives and daughters of their proletarians at their disposal, not to speak of common prostitutes, take the greatest pleasure in seducing each other’s wives.
La technique consiste à réveiller et légitimer l’instinct de jalousie ou d’envie du mâle et à orienter la haine qui en résulte vers la classe riche. On pourrait objecter qu’il s’agit d’une œuvre de jeunesse, mais voici un autre passage tiré de son œuvre de maturité, « Le Capital » (septième section, chapitre XXIV, §III, ref. 12):
Le capitaliste ne s’enrichit pas, comme le paysan et l’artisan indépendants, proportionnellement à son travail et à sa frugalité personnels, mais en raison du travail gratuit d’autrui qu’il absorbe, et du renoncement à toutes les jouissances de la vie imposé à ses ouvriers. Bien que sa prodigalité ne revête donc jamais les franches allures de celle du seigneur féodal, bien qu’elle ait peine à dissimuler l’avarice la plus sordide et l’esprit de calcul le plus mesquin, elle grandit néanmoins à mesure qu’il accumule…
L’absorption du travail gratuit d’autrui, l’avarice la plus sordide, l’esprit de calcul mesquin…Voilà encore des généralisations cherchant à exciter la haine et l’envie et qui n’ont que peu de choses à voire avec une froide théorie scientifique. Attiser la haine entre riches et pauvres est porteur de malaise et de destruction pour la société car il y aura toujours des personnes plus ou moins douées dans un domaine donné. Il y aura toujours des personnes possédant ou gérant plus ou moins de terre, de meubles, ou ayant des femmes plus ou moins jolies ou ayant plus ou moins d’enfants. C’est aussi destructeur pour la personne car le retournement contre soi du mal qu’on fait à autrui est non seulement une promesse constamment rappelée dans le Coran (par exemple el Baqara 9 ou el Anaam 123), mais aussi une règle que l’expérience de la vie nous enseigne parfois. Les instincts et plaisirs qui détruisent l’harmonie de la personnalité ou de la société, sont pour un Musulman l’œuvre de Satan. Il y a donc, du point de vue du Musulman que je suis, des éléments sataniques dans le marxisme. D’après le Coran (par exemple : el Hijr 39, el Naml 24), mais aussi parfois d’après l’expérience de la vie, Satan inocule ces éléments en embellissant aux yeux d’une personne ou d’une société ses penchants tyranniques et injustes. Ces penchants prennent alors possession de la personne ou de la société et l’emprisonnent peu à peu dans la guerre intérieure ou civile, la souffrance et l’autodestruction. Par ailleurs, et aussi d’après le Coran (el Chams 8, el Alaq 6, 12), toute âme est dotée aussi bien d’un penchant à la tyrannie et l’abus (foujour) que d’un penchant à la mesure et la piété (takwa). Par conséquent, toute œuvre humaine, et pas seulement le marxisme, est susceptible de comporter des éléments tyranniques. Il faut donc, dans la mesure du possible, trier les bonnes choses (el Chams 9). C’est ce que je m’efforcerais de faire pour la question qui nous concerne ici. La violence et la destruction, dans la conception marxiste, du rapport entre personnes de capacités ou de fortunes différentes s’est retrouvée malheureusement dans les régimes qui se sont inspirés de lui, ce qui explique que ces régimes n’ont pas duré. On trouve dans le Coran un meilleur conseil pour la lutte du pauvre contre l’oppression du riche, par exemple dans les versets 32 jusqu’à 44 de sourat el Kahf. Ce conseil est, me semble-t-il plus porteur de paix sociale si le riche consent à craindre son Créateur.
Les critiques que je viens de formuler à l’encontre des méthodes du marxisme ne sont pas recevables par les marxistes car dans leur système moral, le matérialisme historique (ref. 11), les notions de bien et de mal n’existent pas, pas plus que la notion de justice. L’existence ou non d’éléments sataniques n’est pas une question sensée à leurs yeux. Plus précisément, le bien n’est que ce qui augmente la force productive de la société et l’idée de justice n’est qu’une ruse de plus des riches pour mettre au pas les pauvres. C’est expliqué dans le manifeste communiste de Marx et Engels (ref. 13, page 103). Du coté Anglo-saxon libéral, on trouve plusieurs conceptions différentes de l’idée de justice. Alors que Hume, dans son ouvrage « Enquête sur l’entendement humain » (ref. 10) réfute l’existence d’un sentiment inné de la justice autre que celle ressentie en raison de la proximité et la sympathie, sympathie qu’il considère comme une simple extrapolation de l’amour-propre, Adam Smith dans sa « Théorie des sentiments moraux » (ref. 9) défend l’existence d’un sentiment inné de la justice. Cette position paraît la plus compatible avec la doctrine islamique où la justice est un attribut divin et où la conscience de l’unité du divin est supposée être innée. Autrement dit le Créateur est aussi lui-même la Justice, en Arabe el Haqq, mot qui signifie en même temps Justice et Vérité. Ainsi, la morale libérale smithienne paraît plus compatible avec la morale islamique que la morale marxiste.
Je tiens à préciser que quand je critique ou j’accuse Marx ou le marxisme ou quelques autres, je critique uniquement les écrits connus de ces personnes et les influences que ces écrits ont eu. Je n’ai aucune prétention à juger des personnes dont je ne sais pas dans quelle mesure ils sont restés, ou ont jamais été fidèles à leurs textes. J’espère que dans la balance de leurs derniers jugements, la richesse de leurs travaux, des réflexions suscitées par leurs travaux et les voiles d’ignorance qu’ils ont contribué ainsi à lever, l’emporteront sur les aspects négatifs qui ne manquent pas de s’insérer dans toute œuvre humaine.
Parmi les mesures préconisées par Marx et Engels pour guérir les maux des sociétés capitalistes, on trouve : la suppression de la propriété privée, la suppression de l’héritage et la confiscation des biens des émigrés. Ces mesures, bien que plus « propres » moralement que les manipulations décrites ci-dessus, n’en portent pas moins les germes de la ruine et de la zizanie. La suppression de l’héritage blesse le sentiment paternel ou maternel naturel. Pour un Musulman, la précision des dispositions coraniques sur l’héritage témoigne de sa nécessité. Mais on peut aussi comprendre l’importance de ce sentiment dans l’équilibre individuel et social en observant que la volonté des parents à protéger leurs enfants est un puissant motif qui fait en sorte que les sociétés humaines réalisent parfois des œuvres de civilisation grandioses qu’un calcul limité à la durée de la vie d’une personne n’aurait pas justifié. Sans ce motif, l’humanité n’aurait probablement pas réalisé les progrès scientifiques de la renaissance européenne dont l’exploitation industrielle n’est intervenue qu’après plusieurs générations. Sans ce motif, l’humanité ne réalisera probablement pas le coûteux basculement vers les énergies renouvelables dont les fruits ne seront disponibles que dans quelques générations.
La suppression de la propriété privée, même au-delà d’un certain seuil, n’est pas moins injuste. Tout d’abord comment justifierait-on la différence de traitement entre celui qui est juste au dessous du seuil et qui garde ses biens et celui qui est juste au dessus du seuil qui se voit exproprié ? En général, ce genre de mesure donne lieu à de joyeuses combines où c’est toujours les riches qui s’en sortent et les gens moyens qui perdent leurs biens. Voyez l’expérience des coopératives en Tunisie à la fin des années 60 et aussi les nationalisations en France au début des années 80. Mais surtout, il faut tenir compte du fait qu’une société a besoin des compétences de tous pour progresser. Il faut des artistes, des sportifs, des scientifiques, des manuels, mais aussi des entrepreneurs capables d’offrir des produits et des services à un maximum de compatriotes tout en maintenant un équilibre entre leurs recettes et leurs coûts. Ce travail est délicat car il demande une capacité d’analyser les tendances sociales et il impose une prise de risque qui fait peser sur l’entrepreneur un stress permanent. Sans ces entrepreneurs, la société serait privée d’un grand nombre de produits et services qui lui facilitent la vie. Annuler la propriété et l’héritage conduit tout simplement à supprimer les deux raisons essentielles qui font qu’un entrepreneur se rende à son travail tout les matins, à savoir : améliorer son indépendance financière par l’accumulation de capital et garantir cette indépendance à ses enfants par l’héritage. Il ne faudrait pas s’étonner alors que le pays ne produise pas suffisamment, qu’il produise cher et de mauvaise qualité. Cette accumulation du capital n’est pas nécessairement le résultat d’une rapacité ou d’une avarice. Elle constitue parfois la seule solution pour faire face à un marché instable et pour sauvegarder dans les périodes de vaches maigres, non seulement les revenus de l’entrepreneur, mais aussi ceux de ses travailleurs et l’entretien de l’appareil productif. Prenez par exemple l’oléiculture dans les zones semi-arides de la Tunisie. Les plantations étatiques souffrent d’un mauvais entretien en raison du manque de motivation. Les petites exploitations sont souvent abandonnées par manque de moyens dés qu’il y a 2 ou 3 années successives de sècheresse, ce qui n’est pas rare. Seules les grandes exploitations privées sont en général constamment correctement entretenues et exploitées malgré nos aléas climatiques.
C’est dans le domaine agricole, où le travail est dur et les risques sont grands, surtout dans un climat aussi capricieux que le nôtre, que la propriété étatique donne les plus mauvais résultats. L’expérience Tunisienne des années socialistes, la dérive de l’agriculture Algérienne et même l’expérience Chinoise en attestent. Le caractère destructif de la suppression de la propriété privée provient aussi du fait que l’ambition de ceux qui auraient été entrepreneurs se transformerait probablement en une énergie négative pour faire des intrigues et obtenir des faveurs du pouvoir. Occuper ces gens à amasser de l’argent, bien sûr en veillant à la moralité et à la pertinence socio-économique de leurs opérations, est un moyen d’avoir le champ plus libre pour l’action politique utile. La garantie d’un tel contrôle sur les activités des entrepreneurs ne peut provenir que d’un parlement reflétant suffisamment l’intérêt des gens modestes. La référence juridique au principe de propriété islamique « el molkou lillah », qui signifie que la propriété revient au Créateur, au lieu du principe « user et abuser » fournit la base juridique à un tel contrôle. Mais ce principe ne doit pas être interprété comme un appel à supprimer la propriété privée. Contrairement à l’attitude marxiste, les paroles prononcées par le Prophète Mohammed lors du pèlerinage d’adieu, invitent à respecter l’inviolabilité de la propriété privée. Le riba y est aussi évoqué. Cette notion impose une certaine forme de partage des fruits de la propriété entre l’exploitant et le propriétaire. Elle est aujourd’hui envisagée sérieusement comme alternative aux méthodes financières habituelles, même par des experts financiers non Musulmans.
Ô gens,
Tout comme vous considérez ce mois, ce jour, cette cité comme sacrés, considérez aussi la vie et les biens de chacun d’entre vous comme sacrés jusqu’à ce que vous retrouvez votre Seigneur. Et vous retrouverez votre Seigneur. Et Il vous interrogera sur vos actes. Retournez les marchandises qui vous sont confiées à leurs propriétaires légitimes. Tout riba doit désormais être annulé. Votre capital, cependant, est à vous. Vous n'infligerez ni subirez aucune injustice…(khotbat el wadaa, traduction de l’auteur)
    1. Le paradoxe du capitalisme « trop de richesse détruit la richesse »:
Nous avons donc vu que malgré les nouveaux moyens technologiques et l’abondance des matières premières, l’Europe Occidentale du 19ième siècle n’a pas été épargnée par les épisodes de chômage et pauvreté étendus. Le même constat peut être formulé pour la crise économique mondiale de 29-33 ou même pour les difficultés actuelles de l’économie mondiale que les pays puissants cachent plus ou moins en les exportant vers les pays fragiles au moyen d’accords commerciaux déséquilibrés ou s’il le faut manu militari. A ce propos, pour ceux qui s’inquiètent du coût des guerres néocoloniales, qu’ils se rassurent. Ces coûts sont bien rentabilisés. Qu’ils observent les profits gigantesques des compagnies pétrolières ou d’armements après 2003 ou des compagnies gérant des grands contrats publics avec les pays « libérés ». Qu’ils observent les curieuses coïncidences entre les dates des expéditions néocoloniales des USA et celles des puissantes reprises de l’économie des USA que montre le graphique suivant.

Ecoutons Marx et Engels au sujet du contraste entre moyens économique et pauvreté (Manifeste communiste, section 1 Bourgeois and proletarians, ref. 13) :
It is enough to mention the commercial crises that by their periodical return put on its trial, each time more threateningly, the existence of the entire bourgeois society…In these crises there breaks out an epidemic that, in all earlier epochs, would have seemed an absurdity: the epidemic of over-production. Society suddenly finds itself put back into a state of momentary barbarism; it appears as if a famine, a universal war of devastation had cut off the supply of every means of subsistence; industry and commerce seem to be destroyed; and why? Because there is too much civilization, too much means of subsistence, too much industry, too much commerce…
Trop de moyens de subsistance détruirait les moyens de subsistance et trop de richesse détruirait la richesse. Puissante synthèse des convulsions du capitalisme. Cependant ce dernier, se référant au principe de la main invisible, ne conçoit pas qu’une telle chose puisse être possible. En effet, si les transactions sont libres et volontaires et si la poursuite du bien-être privé est sensée conduire au bien-être collectif, comment admettre que la richesse crée la pauvreté ?
Les polémiques entre économistes sur la vérité de ce paradoxe et sur la manière de l’éviter, n’ont pas cessé à ce jour. L’école néoclassique qui représente aujourd’hui la tendance libérale pure et dure, et qui règne sur les politiques économiques Occidentales, mais aussi Africaines et Arabes par le biais de l’influence du FMI et de la Banque Mondiale, concède que l’Etat peut ponctuellement donner un coup de pouce si la machine économique s’essouffle. C’est ce qu’ils appellent un plan de relance. Mais ce coup de pouce est conçu comme temporaire car ils croient que la crise ne peut être due qu’à un choc « physique », par exemple une rupture d’approvisionnement de pétrole comme en 1973, ou une mauvaise gestion des crédits par les banques comme en 2009 aux USA. Une fois le choc physique passé, avec un Etat qui joue le rôle d’amortisseur, ils croient que le marché libre sera capable de rééquilibrer l’économie et d’absorber la masse de chômeurs qui ne manquera pas d’apparaître au cours de la crise. C’est pour cette raison que leurs efforts se concentrent sur les mesures qui facilitent le travail des producteurs privés. C’est ce qu’on appelle les politiques de l’offre. Il est inutile d’ajouter que l’influence du FMI et de la Banque Mondiale sur les économies africaines et arabes ne se limite pas à appliquer les mesures néoclassiques, mais que ces mesures servent aussi parfois de décor pour forcer les marchés en faveur des pays dominants et maintenir financièrement des régimes vassaux, et corrompus, fussent-ils démocratiquement élus. A ce propos, en effet, le droit de vote n’apporte aucune liberté d’action si les candidats sont préalablement sélectionnés par ces pays, aidé en cela par ses moyens financiers, militaires et médiatiques, comme dans le cas Irakien. Comme dit le proverbe Tunisien, aucun chat ne chasse pour Dieu. Ayons quand même l’esprit sportif et avouons que ces institutions, à défaut d’agir dans la bonne direction, offrent parfois des études ou des données utiles, comme celles qui ont été utilisées dans la présente étude.
Mon intention n’est pas de détailler les arguments des uns et des autres pour ou contre le paradoxe « trop de richesse détruit la richesse ». Cela nécessiterait des développements théoriques longs et ennuyeux. Je me borne à affirmer que, après avoir été formé dans l’esprit de l’école néoclassique, je me suis trouvé désarmé face aux informations sur l’explosion du chômage en Tunisie à la fin de la décennie 2000. La mauvaise gestion de l’argent public dont j’ai parlé à la section 7 ne peut tout expliquer car elle existait depuis le début des années 90. Je me suis donc penché sur les travaux dont l’objet principal a été de remédier à la crise et au chômage, en l’occurrence les ouvrages « Le Capital » de Marx et « La Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie » de Keynes. Je me limite à dire ici que ces travaux m’ont convaincu de la réalité du paradoxe du capitalisme : « trop de richesse détruit la richesse ».
Keynes a certainement été influencé par les écrits de Marx pour ce qui concerne l’analyse de la crise et la mise en accusation du libéralisme. Mais les aspects moralement contestables des écrits de Marx ont fait que généralement les auteurs Anglo-saxons ont eu quelque réticence à avouer cette influence. Bien qu’il rejoigne Marx à propos du paradoxe du capitalisme, Keynes propose une solution différente.
Ecoutons d’abord l’appréciation de Keynes sur les difficultés des libéraux dans sa « Théorie générale », en parlant du débat qui a existé entre Malthus et Ricardo à propos de la possibilité d’insuffisance de la demande, possibilité qui est désignée par Marx et Engels dans l’extrait ci-dessus par the epidemic of over-production, que les libéraux rejettent et qui constitue un symptôme du paradoxe du capitalisme. Dans ce qui suit, ce qu’il appelle « la théorie classique » peut être assimilé, pour le sujet qui nous préoccupe, au concept plus général de libéralisme.
Car faute d’expliquer (si ce n’est par le fait d’observations courantes) comment et pourquoi la demande effective pouvait être insuffisante, Malthus n’est pas parvenu à fournir une thèse capable de remplacer celle qu’il attaquait ; et Ricardo conquit l’Angleterre aussi complètement que la Sainte Inquisition avait conquis l’Espagne. Non seulement sa théorie fut acceptée par la cité, les hommes d’Etat, et l’Université, mais toute controverse s’arrêta ; l’autre conception tomba dans l’oubli le plus complet et cessa même d’être discutée. La grande énigme de la demande effective, à laquelle Malthus s’était attaqué, disparut de la littérature économique. On ne la trouve même pas mentionnée une seule fois dans l’œuvre de Marshall, d’Edgeworth et du professeur Pigou, qui ont donné à la théorie classique sa forme la plus accomplie. Elle n’a pu survivre qu’à la dérobée, sous le manteau et dans la pénombre de Karl Marx, Silvio Gesell et du Major Douglas.
Une victoire aussi décisive que celle de Ricardo a quelque chose de singulier et de mystérieux. Elle ne peut s’expliquer que par un ensemble de sympathies entre sa doctrine et le milieu où elle a été lancée. Le fait qu’elle aboutissait à des conclusions tout à fait différentes de celles qu’attendait le public profane ajoutait, semble-t-il, à son prestige intellectuel. Que son enseignement, appliqué aux faits, fût austère et souvent désagréable lui conférait une grandeur morale. Qu’elle fût apte à supporter une superstructure logique, vaste et cohérente, lui donnait de l’éclat. Qu’elle présentât beaucoup d’injustices sociales et de cruautés apparentes comme des incidents inévitables dans la marche du progrès, et les efforts destinés à modifier cet état de choses comme de nature à faire en définitive plus de mal que de bien, la recommandait à l’autorité. Qu’elle fournît certaines justifications aux libres activités du capitalisme individuel, lui valait l’appui des forces sociales dominantes groupées derrière l’autorité.
Jusqu’à une date récente la doctrine elle-même n’a jamais été contestée par les économistes orthodoxes, mais son inaptitude remarquable à servir à la prédiction scientifique a finit par diminuer grandement le prestige de ses adeptes. Car depuis Malthus, les économistes professionnels paraissent avoir été insensibles au désaccord entre les conclusions de leur théorie et les faits d’observation. Le public au contraire n’a pas manqué de relever ce désaccord et c’est ce qui explique sa répugnance croissante à accorder aux économistes le tribu de respect qu’il alloue aux autres catégories de savants dont les conclusions théoriques sont confirmées par l’expérience, chaque fois qu’elles sont appliquées aux faits.
Quant au fameux optimisme de la théorie économique traditionnelle, optimisme en raison duquel on a fini par considérer les économistes comme des Candide, qui, ayant abandonner le monde pour cultiver leur jardin, enseignent que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles pourvu qu’on le laisse aller tout seul, il a pour origine, selon nous, la méconnaissance de l’obstacle qui peut être opposé à la prospérité par l’insuffisance de la demande effective (Théorie générale, section 3-III, ref. 15).
Ce texte a été écrit en 1939. Pourtant on dirait qu’il parle du décalage actuel entre le discours économique dominant en Tunisie et la réalité économique du pays avec ses armées de chômeurs d’autre part. Notez surtout le passage : Qu’elle présentât beaucoup d’injustices sociales…jusqu’à...l’appui des forces sociales dominantes groupées derrière l’autorité. L’histoire se répète.
Sur le paradoxe du capitalisme, après avoir expliqué que la demande peut être spontanément insuffisante :
Cette analyse nous explique le paradoxe de la pauvreté au sein de l’abondance. Le seul fait qu’il existe une insuffisance de la demande effective peut arrêter et arrête souvent l’augmentation de l’emploi avant qu’il ait atteint son maximum…En outre, plus la communauté est riche, plus la marge tend à s’élargir entre sa production potentielle et sa production réelle ; et plus par conséquent les défauts du système économique sont apparents et choquants. Car une communauté pauvre a tendance à consommer la part de beaucoup la plus importante de sa production et un très faible montant d’investissement suffit à y assurer le plein emploi. Une communauté riche, au contraire, est obligée de découvrir des occasions d’investissements beaucoup plus nombreuses, pour pouvoir concilier la propension à épargner de ses membres les plus riches avec l’emploi de ses membres les plus pauvres. Si dans une communauté qui est riche en puissance l’incitation à investir est faible, l’insuffisance de la demande effective l’obligera à réduire sa production jusqu’à ce que, en dépit de sa richesse potentielle, elle soit devenue assez pauvre pour que l’excès de sa production sur sa consommation tombe au niveau qui correspond à sa faible incitation à investir (Théorie générale, section 3-II, ref. 15).
La situation décrite par Keynes, avec des gens riches ne trouvant pas d’occasions profitables pour investir leurs excédents financiers dans le système productif du pays et des gens pauvres ne trouvant pas d’emploi ressemble étrangement à ce que vit la Tunisie depuis quelques années. Les professionnels du commerce et de la finance savent bien que l’argent existe mais qu’il est oisif. L’excès de constructions et l’animation boursière de ses dernières années en témoignent. La Tunisie aurait donc atteint le stade du capitalisme où se manifeste le paradoxe cité. Ce problème est plus dangereux pour un petit pays comme la Tunisie qui ne peut pas utiliser le palliatif du commerce extérieur comme les pays puissants, qui, lorsqu’ils arrivent au bout de l’impasse des inégalités insolentes et du sous-emploi à laquelle mène le libéralisme, utilisent le commerce extérieur, selon Keynes, comme
un expédient désespéré pour préserver l’emploi intérieur… en stimulant les ventes et restreignant les achats au-dehors ; moyen qui, lorsqu’il réussit, ne fait que transférer le problème du chômage au pays le moins bien placé dans la lutte (Théorie générale, section 24-IV, ref. 15).
En effet, la Tunisie n’a que peu de perspective d’élargir ses marchés extérieurs étant donné que son environnement africain direct se trouve tétanisé par les pressions ou les expéditions néocoloniales ou par la menace de telles expéditions et étant donné que son commerce extérieur est traditionnellement arrimé à une Union Européenne qui est aujourd’hui en proie à des difficultés économiques.
Dans son ouvrage « La Théorie générale » Keynes ne donne pas de solutions détaillées au problème qu’il soulève, mais il parle d’augmenter la propension à consommer si l’économie est dans une situation de sous-emploi. Il est curieux qu’on nous a enseigné qu’une politique de relance par le biais d’une augmentation de la dépense de l’Etat financée par la dette consiste en une politique keynésienne. Je ne trouve dans la « La Théorie générale » aucune allusion à une telle mesure qui aurait pour effet, surtout si la politique monétaire est rigoureuse comme elle devrait l’être, d’étendre la propriété de la classe riche et des pays riches qui financent le déficit de l’Etat que ne manquerait pas de provoquer une telle politique. Une telle extension de la propriété des riches conduit à un plus grand écart entre les revenus. Or c’est précisément le contraire que préconise Keynes. Un des moyens qu’il propose pour l’augmentation de la consommation est une redistribution plus égalitaire des revenus par l’intermédiaire de taxes directes. Il s’agit donc ici d’augmenter la consommation des pauvres. Il est étonnant que tout les textbooks de macroéconomie traitent de politique keynésienne et qu’aucun que je connaisse n’évoque cet aspect important de la théorie keynésienne. Keynes répond à ceux qui craignent qu’une telle taxation des revenus élevés ralentirait l’accumulation du capital nécessaire au progrès économique, que tant que l’économie est en sous-emploi, l’augmentation des revenus créée par l’augmentation de la consommation (des pauvres) pousserait au contraire à accélérer l’accumulation. Il est aussi curieux qu’on enseigne partout aujourd’hui que Keynes a expliqué l’insuffisance de la demande par la rigidité des prix alors qu’il n’y a pas de trace d’une telle affirmation dans les écrits de Keynes. La rigidité des prix, pour parler crûment, signifie le refus des salariés de laisser leurs salaires baisser. Il défend au contraire l’idée que l’insuffisance de la demande est une tendance naturelle quand l’économie est conduite uniquement par les intérêts privés et par un marché libre, donc sans « rigidités ».
Il faut quand même signaler qu’une redistribution plus égalitaire des revenus au moyen de taxes a aussi des aspects négatifs. Se pose par exemple le difficile dilemme de la nécessité d’attirer et d’encourager les compétences tout en ayant des hauts salaires fortement taxés. Il n’y a pas de recette miracle. Soit le pays a des hommes qui sont prêts à accepter des sacrifices pour sortir le pays de l’impasse où il est, soit on tergiverse, on continue les dettes et les inégalités choquantes alors que les barques continuent à déverser sur les cotes européennes la jeunesse du pays qui va combler les besoins européens en domestiques bon marché.
La redistribution de revenus par la taxe en faveur des pauvres ne signifie pas, pour Keynes, qu’il faut combattre l’enrichissement ou que les dépenses de luxe doivent être considérées comme des crimes. Au contraire, les industries du luxe peuvent avoir un effet de redistribution et le découragement de telles industries a souvent l’effet contraire d’aggraver la pauvreté des pauvres et l’écart entre riches et pauvres. Il ne faut donc pas se laisser séduire par le slogan populiste « flouss echaab » qui ouvre la voie à un instinct destructeur, l’envie. Il y a une ambigüité sur ce mot qui peut aussi signifier le désir. Il y aussi une ambigüité sur le mot « jalousie » qui peut être positive, comme dans « être jaloux de son honneur ». Ce qui est condamnable c’est ce qui est appelé en arabe, el haçèd et qu’on peut traduire par l’envie haineuse. La langue arabe, plus précise, distingue ce sentiment de celui moins condamnable provenant d’une jalousie par excès d’amour et non par excès de haine. Le Coran, par exemple les versets 32 jusqu’à 44 de sourat el Kahf, nous aide à voire les choses passionnelles plus clairement et à guider nos sentiments face à des contrastes de richesse dont l’insolence peut nous pousser, par réaction, dans les filets de Satan.
Ouvrons une parenthèse sur l’aspect religieux de la redistribution des revenus. L’obligation de générosité et de charité sur laquelle insiste non seulement l’Islam, mais aussi les autres traditions, a donc pour conséquence, parmi d’autres, de favoriser la prospérité collective. Ce que les riches donnent d’une main, ils le récupèrent largement de l’autre en alimentant la croissance économique qui assure leurs ventes donc leurs revenus, et en garantissant la paix sociale qui assure leur sécurité. L’absence de générosité fait que tout s’effondre comme un château de cartes. A ce propos, je rappelle que la décision unilatérale de Bourguiba en 1956 de supprimer le statut de fondation, ou habous dans la terminologie traditionnelle, est aussi inexpliquée et arbitraire que responsable de l’avarice des capitalistes Tunisiens, alors que dans le même temps, la Tunisie est ouverte à l’activité de fondations étrangères ! Allez comprendre ! La suppression de ce statut enferme le Tunisien riche dans le rôle de simple amasseur de profits pour le plaisir du profit. Je fais référence à l’éminent professeur Abd el Jalil Temimi pour plus de développements sur cette question.
Peut-on toutefois compter entièrement sur le sens du devoir religieux pour atteindre une distribution plus égalitaire des revenus ? La réponse réaliste est malheureusement non. D’autre part, le fait d’imposer une zakat d’un montant suffisant lui ferait perdre son caractère volontaire et donc sa valeur dans le jugement dernier (thawab). Par conséquent, il faudrait que l’Etat impose une taxe, en dehors du devoir religieux personnel de zakat, suffisante pour couvrir les besoins de base des gens démunis, comme l’alimentation, l’habillement et le logement. Pour ce qui concerne l’emploi, il n’est pas opportun de considérer que l’Etat a l’obligation d’assurer un emploi à tout citoyen. Confronté à une telle obligation, l’Etat risque de créer des emplois fictifs, ce qui entraîne immanquablement le découragement et la nonchalance de ceux qui ont des vrais emplois. Tout au plus, l’Etat a une obligation de moyens et non de résultat. Et c’est au parlement de juger si cette obligation de moyens a été remplie.
Fermons cette parenthèse et revenons à l’attitude de Keynes vis-à-vis de l’enrichissement. Pour montrer le danger d’un comportement de consommation trop prudent de la part des riches, ou d’une culpabilisation des dépenses de luxe, Keynes fournit un texte allégorique de Mandeville dont je donne l’extrait suivant:
On abandonne à vil prix ses carrosses. On vend de magnifiques attelages et des villas pour rembourser ses dettes…Ceux qui faisaient de grosses dépenses ne sont pas les seuls qui doivent partir. Les multitudes qu’ils entretenaient sont forcées aussi chaque jour de fuir. C’est en vain qu’on cherche un autre métier, tous ils sont également encombrés. Le prix des terres et des maisons s’effondre. Les palais enchantés dont les murailles comme celles de Thèbes avaient été bâties dans la joie sont abandonnés. Dans la construction l’arrêt est total…(Théorie générale, section 23-VII, ref. 15)
En réalité, la prudence en matière de consommation est un jeu paradoxal. Si un seul est prudent, il va s’enrichir et dominer les autres. Mais si tous deviennent prudents, tous s’appauvrissent. C’est ce que les économistes appellent un jeu non-Nash, c’est-à-dire un jeu ou l’intérêt individuel est contraire à l’intérêt collectif. Une autre réserve concernant le texte de Mandeville est que toutes les dépenses de luxe ne sont pas nécessairement porteuses d’emploi, en particulier le luxe importé qui fournit de l’emploi à l’étranger et importe du chômage, mais aussi les achats à caractère spéculatif comme les bijoux, les œuvres d’art, le foncier spéculatif, les bulles boursières et les pièces de collection. A titre d’exemple de dépenses de luxe utiles, il y a les écoles privées. Considérez la redistribution de revenus que ce secteur rend possible. Il n’y a donc pas de contradiction entre les sections précédentes qui déplorent trop de consommation et ces remarques sur les dépenses de luxe. Etant donné la composition de nos importations, par exemple les voitures, les produits cosmétiques et parapharmaceutiques, les vêtements de marque, les matériaux de construction de luxe… et notre situation financière extérieure, nous sommes certainement tombés dans le piège des dépenses de luxe nuisibles. La limitation des importations superflues est un défi vital qui se pose aujourd’hui à l’économie Tunisienne. La pression exercée par les télévisions européennes par la publicité ne facilite pas les choses. Mais à quoi aurait servi la révolution si on devait continuer à enfoncer le pays dans la dette pour payer les importations futiles d’une minorité aisée alors que la majorité croupit dans la misère ? Il faudrait réorganiser ces choses de sorte que non seulement notre balance courante soit équilibrée, mais qu’elle dégage un excédent qui permette de rembourser nos dettes dans un délai raisonnable, c’est-à-dire 10 ou 20 ans. Pour un délai de 20 ans, étant donné que notre dette extérieure est de l’ordre de 60% du PIB, il faudrait un excédent de la balance courante de l’ordre de 60/20 = 3% du PIB, à supposer que notre économie arrive à croître aussi rapidement que les intérêts de la dette. Si l’estimation des importations compressibles faite à la section 5 est correcte, la suppression de ces importations serait suffisante.
Une troisième réserve concernant les dépenses de luxe, même s’il s’agit d’un luxe créateur d’emplois, c’est la nécessité qui se présente parfois à la société de faire des sacrifices indispensables pour la sauvegarde des générations futures. Il est alors nécessaire de peser les inconvénients en terme de perte d’emplois d’un détournement des ressources d’épargne habituellement consacrées à des secteurs rentables mais non indispensables, par ailleurs non limités aux biens de luxe, au profit de secteurs dont la pertinence économique ne se manifeste que dans une ou deux générations, comme l’exemple donné dans la section 3 du secteur des biens d’équipement en Chine ou comme les productions contribuant à l’autosuffisance alimentaire ou la recherche scientifique, ou encore le secteur des énergies renouvelables, vital pour le futur. Dans ce domaine, nous nous montrons très peu concernés comparativement à d’autres pays, alors que le Coran nous met en garde à plusieurs reprises contre la détérioration de la terre et des mers consécutive aux mauvaises actions des gens (par exemple : er-Roum, 41). Si on était vraiment attachés au texte coranique, on devrait être parmi les peuples qui accordent la plus grande importance à la sauvegarde de l’environnement naturel.
Il est évident que dans le cas où la société serait amenée à opérer un tel arbitrage couteux en termes de bien-être présent, elle devra accepter une politique fiscale nettement plus égalitariste afin que le sacrifice ne soit pas supporté uniquement par la classe sociale la plus fragile, ce qui serait le cours spontané des choses dans le cas d’une politique libérale. Ainsi relever les défis du sous-développement et du basculement énergétique constitue, après la nécessité de renforcement de l’épargne évoquée à la section 7, un deuxième argument en faveur d’un renforcement du rôle de l’Etat.
En plus d’une redistribution plus égalitaire des revenus par l’intermédiaire de taxes directes, Keynes suggère que dans une situation où se manifeste le paradoxe du capitalisme, c’est-à-dire quand l’économie est bloquée dans le sous-emploi et le sous-investissement par, entre autre, une distribution trop inégalitaire des revenus, il y a lieu de donner à l’Etat un rôle d’investisseur actif.
Aussi pensons-nous qu’une assez large socialisation de l’investissement s’avèrera le seul moyen d’assurer approximativement le plein-emploi…
Il prend toutefois la précaution de préciser qu’il ne s’agit pas de s’opposer aux initiatives privées d’investissement :
ce qui ne veut pas dire qu’il faille exclure tous les genres d’arrangements et de compromis permettant à l’Etat de coopérer avec l’initiative privée (Théorie générale, section 24-III, ref. 15).
Etant donné que la situation actuelle de l’économie Tunisienne est précisément l’inégalité, le sous-emploi et le sous-investissement, auxquels il faudrait ajouter la surconsommation de futilités importées et la dette qui en résulte, la réponse à la question posée par le titre de la section est donc non. Dynamiser l’investissement afin de réduire le chômage est donc une troisième raison pour faire jouer à l’Etat un rôle économique plus important.
Les méfaits d’une taxation égalisatrice insuffisante et d’un rôle insuffisant de l’Etat se font sentir surtout pour les groupes sociaux les plus fragiles dans les périodes de conjoncture morose, mais aussi par les pays les plus fragiles dans les unions douanières régionales de pays. La fragilité d’un pays se manifeste par le fait qu’il dépend de marchés exposés à la crise ou par sa taille relativement petite par rapport aux autres, ce qui ne lui permet pas de bénéficier d’économies d’échelle, ou encore par le retard de capitalisation de son appareil productif par rapport aux autres, ce qui ne lui permet pas d’être concurrentiel en termes de qualité et de coût de production. Je pense bien sûr à l’exemple de certains pays membre de l’Union Européenne en déséquilibre financier depuis le ralentissement économique de la fin de la décennie 2000 : la Grèce, le Portugal, l’Irlande…La faiblesse du budget de l’UE relativement à son PIB total, qui ne représente que 1% du PIB total de l’Union (ref. 6), a pour conséquence l’impossibilité de réaliser des transferts de ressources en faveur de ces pays à partir du budget de l’UE, ce qui aurait été le cas si l’UE était une vraie nation. Par conséquent, ces transferts sont réalisés sous forme de crédits qui, s’ils permettent de stabiliser les choses à court terme, font aussi peser sur les pays fragiles des coûts de financement à même de maintenir, sinon de creuser l’écart existant avec les pays riches de l’union.
Un classement de 178 pays selon l’importance des taxes relativement au PIB, effectué par la fondation Américaine Heritage (ref. 8), fait apparaître que les premiers pays sont les pays Scandinaves. Cet indicateur compare l’intervention des Etats dans les économies, ce qui traduit aussi l’effort des pays pour limiter les inégalités à travers les services publics. A en croire ce classement, après les pays Scandinaves, viennent les pays importants de l’Union Européenne, dont le dernier est l’Espagne classé 22ième. Le premier pays Musulman est la Turquie (en dehors des Balkans), classée 42ième. Le 2ième est le Kazakhstan classé 63ième, le 3ième l’Albanie classée 76ième, le 4ième le Maroc classé 77ième, qui est aussi le 1ier pays Arabe. L’Irak est absent du classement. Ensuite, pour les pays Arabes, on trouve la Jordanie 83ième, puis l’Egypte 109ième, la Mauritanie 113ième, la Tunisie 120ième, le Liban 122ième, la Syrie 148ième, l’Algérie 161ième, le Yemen 163ième, le Soudan 165ième, l’Arabie 169ième, la Lybie 172ième, le Bahrain 173ième, le Qatar 174ième, Oman 175ième, le Kuwait 177ième et les Emirats Arabes derniers ! Fly emirates !
Voila comment, (si ce classement est juste) les Musulmans appliquent les appels à la solidarité de leur religion : en occupant le dernier tiers du classement, pour leur écrasante majorité. Et parmi ces Musulmans, les Arabes qui s’agglutinent dans la dernière moitié de ce dernier tiers ! Et qui occupe les 9 dernières places? Tous des pays Musulmans, dont 6 places pour les pays du Khalij, qui nous bombardent d’émissions religieuses sur les bienfaits de la générosité ! L’Iran ne fait pas beaucoup mieux puisqu’il se classe 162ième. Une nuance quand même : il peut exister des canaux de générosité autres que les taxes. Ce genre de redistribution n’apparaît pas dans ce classement bien sûr.
Les taux de taxe fournis par la fondation Heritage pour la Turquie et la Tunisie sont respectivement de 32,5% et 14,9%. Ce dernier chiffre ne correspond pas à celui donné plus haut (graphique 10). Les écarts sont sans doute dus à une différence de traitement des taxes entre l’INS et la fondation Américaine. Mais ces écarts ne devraient pas trop influencer le classement tant que la même méthode est appliquée pour tous les pays. On peut déduire de ces chiffres que pour être au moins comme la Turquie qui est loin de la France ou du Danemark, l’Etat Tunisien doit augmenter son poids dans l’économie de 17,6% du PIB.

  1. En guise de conclusion :
Pour traduire en termes concrets les idées défendues dans cette étude, en voici une synthèse avec quelques objectifs macroéconomiques chiffrés à titre indicatif. Cette synthèse ne fournit pas d’orientations sectorielles précises qui entreraient dans le cadre de ces objectifs macroéconomiques. Ce serait une deuxième étape à accomplir par la suite.
Ces idées ne remettent pas en cause les principes fondamentaux de la liberté d’entreprendre, d’acheter, de vendre, de posséder et de gagner de l’argent. Il ne s’agit donc pas d’un mouvement de retour vers le dirigisme aveugle où, pour ouvrir une épicerie il faut presque l’accord du président de la république. Cette époque est révolue car la force de la motivation apportée par la liberté économique n’est plus contestée aujourd’hui. Mais ces idées prennent en compte les conseils keynésiens afin de sortir de l’impasse du chômage et de la dette dans laquelle se trouve l’économie Tunisienne actuellement, et qui est un aboutissement naturel du libéralisme effréné actuellement en vigueur. Par conséquent, elles se basent sur le rejet d’un tel libéralisme qui a fortement réduit la participation de l’Etat à l’économie. Ce dernier me semble en effet le seul recours contre la désépargne, les inégalités, le chômage et le sous-développement. Il présente, je crois, le seul moyen sérieux pour engager le pays dans les secteurs vitaux en termes de bien-être, d’harmonie sociale et de sécurité économique. Par ailleurs, un problème qui n’existait pas à l’époque de Keynes constitue un argument de plus en faveur d’une intervention directe de l’Etat dans l’économie. Il s’agit du problème de respect de l’environnement, problème que les tergiversations du libéralisme, qui est aux commandes de l’économie de la planète depuis 30 ans, devraient convaincre qu’il est hors de portée de l’investissement privé. La raison est tout simplement sa rentabilité immédiate insuffisante.
Il ne me semble pas que cette orientation vers plus d’Etat soit incompatible avec la nouvelle brise de liberté qui souffle sur la Tunisie. Au contraire, elle rend possible d’avoir un Etat mieux géré, plus dynamique et plus à l’écoute des citoyens qu’il doit servir. Par conséquent, si les agents de l’Etat jouent correctement leur rôle, si l’élargissement de leur rayon d’action ne les conduit pas, par vanité, tyrannie ou jalousie à empiéter sur les libertés économiques des citoyens, « plus de liberté » et « plus d’Etat » sont, je crois, tout à fait compatibles.
Les idées défendues dans cette étude se basent aussi sur un rejet du libre-échangisme quasi-absolu qui a contribué à alourdir les coûts de financement extérieur du pays et à faire ainsi payer aux plus pauvres les extravagances des plus riches. Il ne fait pas de doute que les esquisses de propositions suivantes rencontreront l’opposition des institutions financières internationales, FMI et Banque Mondiale, qui, comme on l’a dit, puisent leur inspiration dans le libéralisme pur et dur. Même si l’observation des incohérences et des déséquilibres économiques auxquels leur politique a conduit, en Tunisie et ailleurs, les invite à nuancer leurs idées, ils se garderaient bien de le faire en raison des intérêts qui les gouvernent. Par expérience, on peut affirmer avec un degré élevé de certitude que le seul type de mesures qu’ils seront susceptibles de promouvoir en réponse à la crise Tunisienne ira dans le sens d’un renforcement du libéralisme, mesures qu’ils ne manqueront pas de justifier en attribuant la crise au degré soi-disant insuffisant de libéralisme de l’économie Tunisienne, avec pour conséquence le doublement du financement extérieur à moyen-terme, la dépossession des Tunisiens de leurs moyens de production les plus rentables et leur réduction encore plus marquée à une réserve de travailleurs bon marché guettant les miettes que voudront bien leur lancer les riches d’Europe ou du Khalij ou autres.
Voici donc quelques esquisses de propositions. Ces propositions attendent toutefois d’être enrichies par des critiques car je me doute bien qu’elles sont loin d’être parfaites et peut-être parfois excessives car émanant d’une réaction à un choc, celui de la révolution.
  1. Limiter les importations de marchandises futiles pour avoir une balance excédentaire et pour payer la dette (section 5), par exemple en augmentant les doits de douanes de ces marchandises. Nous avons vu que les importations de consommations non alimentaires constituent environ 30% du total des importations, ce qui fait environ 10 milliards de Dinars. Un droit de douane supplémentaire raisonnable de 20% permettrait de limiter ces importations, ce qui dégage des devises pour freiner la dette et rapporterait probablement au moins un milliard de Dinars de taxes annuelles à l’Etat. Cet argent peut être à son tour affecté au remboursement de la dette. Il peut aussi être affecté à l’amélioration de l’infrastructure des régions pauvres qui, dans la période 7-Novembriste, n’ont vu de la dérive de l’endettement ni 4X4 rutilante ni marbre blanc d’Italie, mais plutôt la dégradation des services publics qui a résulté de l’affaiblissement de l’Etat, écrasé par cette dette. Cette mesure demande évidemment un réaménagement de l’accord de libre-échange avec l’Union Européenne. C’est en acceptant un tel réaménagement que l’Union Européenne peut nous aider. Et c’est par une entraide sincère, digne et responsable entre la rive Nord et la rive Sud de la méditerranée que pourra s’établir un climat propice au développement et à la sécurité de tous, et non par la nostalgie du colonialisme des uns ou la précipitation à la mendicité des autres.
  2. Supprimer l’autorisation de sortie des profits faits en Dinar Tunisiens (section 5). En effet, cette autorisation crée une dette injuste et involontaire sur le citoyen Tunisien et prive le pays de la seule source de capitalisation qu’il a : son marché intérieur. La sortie des profits des activités exportatrices doit être bien étudiée. D’une part, c’est un moyen d’attirer les investisseurs. Mais aussi, si une grande partie des activités exportatrices exporte aussi ses profits, une grande partie de la force de travail disponible du pays ne génère plus de capitalisation pour l’économie qui reste alors piégée dans le sous-développement. Il faudrait en fait un meilleur dosage entre la taxation de ces profits et l’autorisation de sortie, de sorte que, non seulement une partie conséquente reste en Tunisie, mais qu’elle puisse être canalisée vers autre chose que la spéculation immobilière ou boursière.
  3. Pour éviter que les chocs de la conjoncture mondiale se transforment en dette pour notre pays, assujettir la convertibilité courante du Dinar à la condition d’avoir une balance courante positive (section 5). Un excédent de l’ordre de 3% du PIB nous mettrait sur la voie de rembourser nos dettes dans un délai de 20 ans. La proposition de Warren Buffet d’émettre des certificats d’importation négociables devrait être étudiée. A fortiori, la convertibilité totale du Dinar, sur laquelle insiste le FMI depuis des années, devient dans les circonstances actuelles une exigence franchement fantaisiste ! Si notre argent devrait pouvoir quitter librement le pays, il faudrait au moins exiger la libre circulation des personnes pour qu’on puisse le suivre !
  4. Faire revenir le revenu (net de subventions et prestations sociales) de l’Etat à un niveau de 30-35% du PIB, au lieu de 20% actuellement (section 8). Le retour des taxes douanières, la plus grande taxation des revenus élevés et le retour du rôle de l’Etat-investisseur contribuent à cet objectif. Ce retour de l’Etat permettra un retour de l’épargne comme on a vu à la section 7, épargne indispensable au financement des besoins actuels des régions défavorisées et à la capitalisation. De plus, l’Etat-investisseur, en se finançant en partie grâce à la taxe d’égalisation des revenus, permettra de relancer la croissance économique en atténuant ce qu’on a appelé dans la section 8 le paradoxe du capitalisme. Cette croissance sera ainsi centrée sur les besoins intérieurs du pays, particulièrement les couches défavorisées. Elle sera indemne de dette, porteuse d’emploi et favorisera l’accumulation, au lieu de la croissance tirée par le commerce extérieur, la désépargne et l’endettement de la période 7-Novembriste. Faut-il insister sur le fait qu’une relance de la croissance par le biais de telles mesures ne pourra porter pleinement ses fruits, surtout en termes de créations d’emploi, que si on prend les précautions indiquées aux points 1, 2 et 3 concernant le commerce extérieur et la balance courante. Des difficultés transitoires d’adaptation peuvent survenir, ce qui nécessite une mise en œuvre graduelle appuyée par une enveloppe financière utilisable en cas de difficulté.
Les déséquilibres financiers, la surconsommation ou, plus précisément la mal-consommation, la crise latente ou déclarée, les armées de chômeurs qui en résultent, et les secousses prévisibles liées aux problèmes environnementaux qui, hélas, se manifestent par des chocs, comme celui de la raréfaction du pétrole ou de l’eau douce ou celui du réchauffement climatique et d’autres importants problèmes que nous aurons à affronter dans cette première moitié du 21ième siècle, toutes ces raisons font que l’Etat sera probablement amené, partout dans le monde, à être plus présent dans l’économie. En plus du rôle keynésien de l’Etat destiné à répondre au défi du chômage, les chocs prévisibles liés aux problèmes environnementaux nécessitent leur prise en charge par l’Etat car souvent ces situations n’offrent pas une rentabilité appropriée pour le privé. Ainsi, 3 bonnes raisons qui se renforcent mutuellement plaident pour un rôle plus grand de l’Etat Tunisien dans l’économie : 1- l’épargne et l’équilibre financier extérieur ; 2- l’emploi et l’équité sociale ; 3- le long-terme et la préparation du basculement énergétique.
  1. Réformer la fiscalité des ménages dans le sens d’une réduction des écarts entre classes sociales (section 8). Depuis 1990, L’INS ne fournit malheureusement plus de statistiques sur la répartition des revenus. C’est ce qu’on appelle la politique de l’autruche ! Il faut remédier à cette situation car il vaut mieux savoir et traiter qu’ignorer et subir des explosions ! En 1990, les 20% les plus riches détenaient 46% du revenu total des ménages. Alors que les 20% les plus pauvres touchaient 6% du revenu total des ménages. Je ne prendrais pas un grand risque si je pariais qu’aujourd’hui la polarisation est plus marquée. La moyenne du revenu des 20% les plus pauvres serait donc plus de 8 fois plus faible que la moyenne du revenu des 20% les plus riches. D’après les données fournies par (ref. 7), ce rapport serait de l’ordre de 4 en France en 2007. Une taxe supplémentaire de 10% sur les revenus élevés transférée aux revenus bas donnerait en Tunisie un rapport d’environ 4 comme en France. En effet, les 20% les plus pauvres auraient 10,6% du revenu et les 20% les plus riches 41,4% du revenu. Précisons que la taxation des revenus devrait être effectuée, comme en France, sur la base du revenu du ménage et non de l’individu.
Il est quand même navrant qu’un pays soi-disant Musulman accepte un tel niveau d’inégalités, alors que nombre de coreligionnaires n’hésitent pas à reprocher aux pays Occidentaux leur individualisme et leur matérialisme. On ferait donc mieux de commencer par corriger nos défauts et nous inspirer de l’égalitarisme de Omar ibn el Khattab. D’après la tradition, il s’imposait les repas et le mode de vie des gens les plus pauvres alors que l’Etat qu’il dirigeait comprenait des régions des plus riches. Mon sentiment est que, en raison de la religion, mais aussi en raison de notre écart de développement avec la France, on devrait viser un rapport plus faible que 4, ce qui demanderait un taux de taxe supplémentaire autour de 15%.
Ajoutons que les mesures 4 et 5 pourront aussi avoir pour effet de pousser à la hausse les salaires dans le privé, plus que ne peuvent le faire les syndicats. Car en plus de l’effet d’entraînement par mimétisme et par la réduction du nombre de chômeurs, la probable amélioration des profits des privés grâce à la meilleure croissance économique et malgré la hausse du coût du travail, rendra plus facile la satisfaction des revendications salariales.
  1. Inciter les ménages à des habitudes de consommation plus en rapport avec les possibilités de production du pays comme c’était le cas pour les générations qui ont construit ce pays les années 60, 70 et 80 (section 7). La limitation du temps et de l’espace réservé à la publicité, ainsi que celle des crédits à la consommation, surtout concernant les produits importés, pourrait être utile. A ce propos, le fait que la majorité des Tunisiens suivent des télés étrangères complique les choses pour la conduite de la politique économique, ou même de la politique tout court. Il est indispensable que les modèles de comportement suggérés par les médias suivis en Tunisie tiennent compte des questions nationales concrètes, comme celle de l’épargne, et non pas uniquement des retombées financières des campagnes publicitaires ou des slogans politico-idéologiques venant de ça et de là. Sinon nos médias resteront coupés des questions concrètes se posant au pays et continueront à fourvoyer le public en erreur comme ils l’ont toujours fait. Autant que je sache, il n’y a pas de pays ayant réussi économiquement dont la population suit massivement des télés étrangères. Ce qui ne signifie pas qu’il faut avoir un marché captif pour lui servir n’importe quoi, mais plutôt qu’il faut savoir regagner l’attention et la confiance des Tunisiens. Dans ce domaine, comme dans tant d’autres, il faut qu’on arrive à trouver une alternative à nos deux possibilités habituelles qui imposent le divorce entre l’emploi d’une part et le bien-être du consommateur de l’autre: un marché local captif d’une production nationale médiocre ou submergé par des productions étrangères porteuses de chômage et de dettes.
  2. Améliorer la gestion du revenu de l’Etat. Comme indiqué à la section 7, un énorme gisement d’épargne pourrait alors devenir exploitable. Ceci suppose en particulier une gestion rigoureuse et transparente du temps de travail des fonctionnaires et des marchés publics. Le parlement devrait être autorisé à accéder aux dossiers, faire des contrôles et des évaluations d’administrations et de sociétés publiques ou semi-publiques. Des rapports rédigés à l’occasion de telles évaluations devraient être rendus disponibles pour le contribuable de la même manière que des rapports de gestion de sociétés cotées en bourse sont mis à la disposition des actionnaires. En particulier, l’administration fiscale devrait être tenue de fournir au public une évaluation de l’impact d’une disposition fiscale nouvelle, dans un délai raisonnable de l’ordre de l’année. Elle devrait aussi fournir des rapports de suivi. Pour que tout cela tienne la route, il est crucial que les parlementaires et l’opinion publique attache la plus grande importance à l’équilibre financier des entreprises étatiques et qu’on arrive à se débarrasser de notre façon habituelle de traiter les biens publics, qu’on appelle avec mépris « beylik ». Le soin qu’on apporte à l’entretien et l’exploitation sociale du beylik est la clé de la sortie de la crise. C’est la clé de notre dignité. Si on continue à traiter le beylik comme un dépotoir, ce que trahissent malheureusement des gestes fréquents sur la voie publique, cette révolution n’aura été que vain tapage. Si l’Etat est appelé à jouer un rôle croissant comme l’affirme le point 4 ci-dessus, la présente proposition 7 constitue sans doute la proposition la plus importante.
  3. En matière de choix d’investissements publics, les calculs ne doivent pas se limiter à la rentabilité financière, comme le ferait un investisseur privé. Beaucoup de projets collectivement utiles, sont ainsi écartés, comme ceux liés à l’autosuffisance agricole ou la recherche scientifique ou le dessalement de l’eau à usage agricole ou encore le basculement vers les énergies renouvelables. Par exemple, il y a quelques années, la Banque Mondiale tenait à peu prés le raisonnement suivant à propos de l’agriculture Tunisienne : « Puisque, en raison du climat, les coûts de la production agricole sont élevés en Tunisie, il est préférable d’importer de la nourriture des pays où elle est abondante et bon marché, et utiliser les ressources ainsi libérées, comme l’eau par exemple, dans d’autres secteurs, comme le tourisme par exemple ». L’erreur c’est d’oublier les coûts sociaux, comme le coût du chômage. Ces coûts ne rentrent pas en ligne de compte pour un privé, mais ils doivent être pris en compte pour l’Etat. Il ne faut pas non plus faire l’erreur de croire que le coût du chômage consiste en l’indemnité de chômage. Celle-ci n’est qu’une redistribution intérieure au pays. En réalité le chômeur, indemnisé ou non, va quand même consommer grâce la solidarité familiale. Autrement dit, qu’un citoyen travaille ou non, il coûte presque la même chose pour l’économie.
Ainsi, importer 3 millions de tonnes de blé à 250 Dinars la tonne pour la consommation locale n’est pas plus rentable que de produire ces 3 millions de tonnes avec un coût de 500 Dinars. En effet, si on suppose qu’il faut 250 000 personnes pour produire les 3 millions de tonnes de blé et que leur coût de vie est de 500 millions de Dinars, soit 2 000 Dinars par an et par personne, en cas de production locale les producteurs gagnent 1500 – 500 = 1000 millions de Dinars, les consommateurs gagnent le blé et la situation extérieure du pays ne change pas. Les échanges étant volontaires, les satisfactions de chacun augmentent au cours de ces échanges. Le bilan pour le pays est une production de 1500 millions diminuée d’un coût de 500 millions, soit un accroissement de richesse net de 1000 millions de Dinars. Si on importe, les consommateurs gagnent le blé ainsi que 750 millions d’économies par rapport au prix anciens, les producteurs et éventuellement les contribuables doivent assumer les coûts de leurs vies : 500 millions. Enfin le pays se trouve accablé par une dette extérieure de 750 millions de Dinars. Le bilan pour le pays est une perte de 500 millions représentant le coût des chômeurs, la valeur des 3 millions de tonnes de blé étant compensée avec l’accroissement de la dette extérieure. En conclusion, si on remplace une production intérieure par une importation en créant du chômage, on appauvrit le pays même si le prix de l’importation est moins cher. De plus on crée à l’intérieur du pays des transferts de revenus injustes et de grande ampleur et on fait perdre aux producteurs le goût et les techniques de la production.
La seule situation ou le recours à l’importation se trouve justifié du point de vue de l’intérêt du pays, c’est quand cette importation, en concurrençant une production locale, permet de libérer de la main d’œuvre locale qui est alors employée dans un secteur exportateur qui fait plus que compenser l’importation en question, de sorte que la balance courante y gagne.
Ceci suppose que le pays se trouve proche d’une situation de plein emploi. Sinon, il est presque toujours préférable d’employer les chômeurs que d’importer, même si la production revient plus chère, car on couvre les frais de vie des chômeurs. De plus, l’argent circule à l’intérieur du pays.
Je dis « presque » car il y a des situations où il peut être avantageux de faire des concessions en direction de pays partenaires afin d’engager le pays dans un secteur d’avenir. En fait, le calcul économique seul n’est jamais suffisant pour éclairer l’Etat en matière de choix d’investissement. Il est nécessaire d’avoir une méthode de choix que les théoriciens appellent « choix lexicographique », c’est-à-dire de fixer des priorités et ensuite d’appliquer le calcul économique à l’intérieur de ces priorités. J’ai montré à la section 3 comment la Chine a réussi en se donnant des priorités, à savoir : les biens d’équipements et les biens de consommation de base des ouvriers, essentiellement l’alimentation et le textile. Au moment de leur mise en œuvre, ces priorités n’étaient pas les choix les plus rentables. Construire des hôtels pour les Occidentaux aurait été plus rentable dans l’immédiat.
Déterminer ces priorités n’est pas une chose facile, il faut une certaine expertise économique, technologique, stratégique…Il faut aussi du bon sens, et surtout, si j’ose dire du « bon cœur ». Il faut qu’il y ait une certaine flamme, comme celle qui brillait dans les yeux de Si Mokhtar Latiri. Il ne faut surtout pas le genre de mentalité des hommes aux commandes économiques de la Tunisie 7-Novembriste, qui trouvaient l’audace d’affirmer, le regard éteint, que « leur » Tunisie s’endettaient pour investir.
Faisons l’analogie avec la stratégie suivie par un élève pour arriver à la réussite scolaire. Une stratégie basée sur le calcul économique, qui revient ici à un calcul sur l’utilisation du temps libre de l’élève, consisterait à appliquer mécaniquement un certain taux de partage de ce temps entre études et loisirs, par exemple 70%-30%. Cependant, des situations d’urgence peuvent survenir où les 70% s’avèrent insuffisants. L’élève doit apprendre à apprécier ces situations à l’aide du bon sens, en se souvenant de l’objectif ultime qu’il cherche à atteindre et en évaluant le degré d’urgence de la situation relativement à cet objectif. Il doit aussi avoir une certaine dose de sincérité envers lui-même, ce que j’ai appelé « bon cœur », pour être capable de regarder dans les yeux les défis qui se présentent à lui.
De la même manière, affirmer que tel secteur revient trop cher à produire, ou que tel autre secteur est plus rentable, sans être capable de moduler ce jugement en fonction des circonstances, en particulier des circonstances sociales ou techniques et sans penser aux priorités que nous dicte l’avenir, ne peut nous mener au succès. Prendre les bonnes décisions et acquérir les bonnes priorités en matière de choix d’investissements publics demande bien plus qu’un calcul de rendement.
Espérons que la prochaine équipe qui va diriger ce pays à partir du 24 Juillet aura le cœur et le bon sens pour se donner de bonnes priorités, la sagesse pour exploiter les calculs des économistes en les modérant par les priorités, et qu’elle saura être suffisamment pédagogue pour conserver le soutient de l’opinion publique sur ces priorités.

Annexe

  1. Formule de calcul du taux d’endettement
D : financement extérieur total
Y : PIB
: taux de déficit commercial
r : taux d’intérêt sur le financement extérieur
: taux de croissance nominal de l’économie
n : nombre d’années


  1. Calcul de l’épargne par individu productif
sa : taux d’épargne par individu productif
: taux d’épargne national
c : taux de consommation national
n : nombre de personnes improductives pour une personne productive
S’il y a une personne productive pour n personnes improductives, la part de la consommation des personnes productives dans la consommation totale est . Ainsi, l’effort d’épargne de la personne productive doit être évalué en regard du revenu qui lui revient, soit . Le taux d’épargne par individu productif est donc


Références
Sites :
  1. http://www.commerce.gov.tn/coop_3.htm (sur l’accord de libre-échange Tunisie/UE)
  2. http://www.bct.gov.tn/bct/siteprod/documents/cir9317.pdf (sur les sorties de bénéfices par les investisseurs étrangers)
  3. http://fr.wikisource.org/wiki/Th%C3%A9orie_de_la_propri%C3%A9t%C3%A9/4 (sur la théorie de la propriété, P.J. Proudhon)
  4. http://en.wikipedia.org/wiki/List_of_countries_by_tax_revenue_as_percentage_of_GDP (classement des pays selon la part des taxes dans le PIB par la fondation Heritage)
  5. www.gutenberg.net (sermons de Butler)
Magazine :
  1. Fortune du 10 Novembre 2003
Ouvrages :
  1. Théorie des sentiments moraux, Adam Smith, PUF, (Paris)
  2. Enquête sur l’entendement humain, David Hume, (http://www.e-text.org/text/Hume%20David%20-%20Enquete_entende_humain.pdf)
  3. Fondements et limites du capitalisme, Louis Gill, édition Boréal (Quebec)
  4. Le Capital, livre I, sections V à VIII, Karl Marx, Flammarion (Paris)
  5. The communist manifesto, K. Marx § F. Engels, Penguin books (London)
  6. Le miracle chinois, Justin Yifu Lin, Fang Cai, Zhou Li, Economica (Paris)
  7. Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, J.M. Keynes, Payot (Paris)
Statistiques :
  1. Institut National des Statistiques (http://www.ins.nat.tn/)
  2. Banque Mondiale (http://data.worldbank.org/)