"La première chose qu’il faut faire, c’est prendre soin de votre cerveau. La deuxième est de vous extraire de tout système d’endoctrinement. Il vient alors un moment ou ça devient un réflexe de lire la première page de votre journal en y recensant les mensonges et les distorsions, un réflexe de replacer tout cela dans un cadre rationnel. Pour y arriver, vous devez encore reconnaitre que l’Etat, les corporations, les medias et ainsi de suite, vous considèrent comme un ennemi; vous devez donc apprendre à vous défendre. Si nous avions un vrai système d’éducation, on y donnerait des cours d’autodéfense intellectuelle." Noam Chomsky.

" Le monde est dangereux à vivre ! Non pas tant à cause de ceux qui font le mal, mais à cause de ceux qui regardent et laissent faire ". Albert Einstein.

dimanche 6 février 2011

Tunisie, la révolution en marche. Liberation.fr - 5/02/2011


Tunisie, la révolution en trois actes

ACTE III. Le 14 janvier à 17 heures, Ben Ali quitte un palais à l’atmosphère crépusculaire et s’enfuit du pays. Récit des dernières heures du tyran et de son clan.

Carthage, la chute.

Par Christophe ayad Envoyé spécial à Tunis

La dernière fois que Riad ben Fadhel a vu Zine el-Abidine ben Ali, c’était vendredi 14 janvier, à 17 h 10 précisément. Cet ancien journaliste, visé par une tentative d’assassinat et blessé de deux balles par des inconnus suite à un article critique sur Ben Ali, rentrait chez lui à la fin d’une journée agitée. Au carrefour reliant la commune de Carthage, où se trouve le palais présidentiel, et la route de l’aéroport de Tunis, son véhicule a été stoppé pour laisser passer une quinzaine de 4 x 4 de luxe aux vitres teintées : Porsche Cayenne, Explorer, «toute l’armada».«Je me suis dit : tiens, c’est le Président ! J’ai regardé l’heure par réflexe. On ne savait pas ce qui se passait.»
Le cortège laisse à sa droite la fastueuse mosquée el-Abidine, file pied au plancher sur l’autoroute de Sousse, direction l’aéroport international de Tunis. Il entre dans la caserne de la Garde nationale pour rejoindre la base aérienne militaire jouxtant les pistes. Riad Ben Fadhel, qui dirige aujourd’hui une agence de communication, ne savait pas à ce moment-là que Ben Ali s’apprêtait à quitter la Tunisie pour l’Arabie Saoudite, perdant du même coup le pouvoir après vingt-trois ans de règne sans partage.
Mais le Président le savait-il lui-même ? «Je ne le jurerais pas, avoue une source très proche de l’ex-président et qui a ses habitudes au palais. Et si Ben Ali était allé accompagner sa femme Leila, son fils Mohamed et sa fille Halima pour les mettre en sécurité ?» L’homme qui pose la question a son idée sur la réponse mais il ne la formulera pas explicitement. Le récit qu’il fait de ce 14 janvier éclaire d’un autre jour la révolution tunisienne. Pour lui, jamais Ben Ali ne serait parti sans la rue. Mais jamais la rue n’aurait suffi à le faire partir. Parallèlement à la «révolution de jasmin» s’est déroulée une révolution de palais. Récit de cette journée des dupes.
Le matin, Ben Ali quitte sa résidence qui domine les hauts de Sidi Bou Saïd, entre 7 et 8 heures. C’est un soldat de sa garde qui l’assure. Il continue de surveiller la vaste villa entourée d’un haut mur blanc et décorée de tuiles vertes vernies. Le Président, qui l’a fait construire, y réside depuis dix ans. De là, on domine la mer et toute la capitale, même le palais de Carthage noyé dans les palmiers en bord de mer.
Des «supporters» de Ben Ali
La veille, Ben Ali a joué son va-tout dans un discours télévisé en arabe dialectal, où il a répété à plusieurs reprises «je vous ai compris». Visiblement désemparé, il promet que le sang ne coulera plus, laisse entendre qu’il ne se présentera pas à sa propre succession, en 2014, s’engage à des réformes politiques et à lutter contre la corruption. Aussitôt après, des «supporters» sortent l’applaudir dans les rues. Mais la manip fait long feu. La population voit l’aveu de faiblesse d’un homme qui n’a jamais supporté la moindre contradiction. Ce qu’elle veut, c’est qu’il parte. Tout de suite.
Pour ce discours, il a largement consulté, mais bien trop tard. Il est allé jusqu’à rappeler des conseillers de la première heure, tombés depuis en disgrâce. Rien, en effet, ne met fin à la contestation qui ne cesse de grandir depuis l’immolation par le feu, le 17 décembre, de Mohamed Bouazizi, le marchand ambulant de 26 ans, à Sidi Bouzid. Informé au bout de quelques jours, le Président aurait marmonné un «Qu’il crève». Mais les troubles persistent dans le centre du pays : le 28 décembre, il se résigne à se rendre au chevet de Bouazizi, dans le service des grands brûlés de l’hôpital de Ben Arous. Le 4 janvier, Bouazizi décède et les manifestations redoublent au niveau national. Le week-end suivant, le pays bascule dans le drame avec la tuerie d’une trentaine de personnes à Kasserine, Thala et Regueb.
Pendant toute la crise, Ben Ali semble coupé de la réalité du pays. Il réagit en retard, se trompe de problème. Le mardi 11 janvier, il promet 300 000 emplois quand les manifestants demandent déjà des libertés politiques. Il lui faut frapper un grand coup, reprendre la main. «Un émissaire est venu me voir, assure un ancien proche. Je lui ai fait dire : "Si tu es prêt à faire emprisonner ta belle-famille, tu as une chance de sauver ton poste." Il n’était pas satisfait de la réponse», conclut notre interlocuteur dont Ben Ali a pourtant repris quelques suggestions.
D’autres s’activent. Hakim al-Karoui, brillant banquier franco-tunisien et ancienne plume de Jean-Pierre Raffarin, est aperçu à Tunis. Des documents - dont la véracité est impossible à vérifier - circulent, attestant de ses conseils pour sauver Ben Ali. Aujourd’hui, Karoui, directeur à la banque Rothschild, conseille le Premier ministre de transition, Mohamed Ghannouchi, avec qui il a tissé des liens de longue date. Tout le monde conseille à Ben Ali de lâcher les Trabelsi, cette belle-famille envahissante devenue le symbole de tous les abus, de la corruption, de l’arbitraire, de la rapacité sans frein.
A la tête du clan de dix frères trône Leila Ben Ali, la seconde épouse du Président. Elle a progressivement circonvenu ses trois principaux conseillers : Abdelwahab Abdallah, qui gère la communication ; Abdelaziz ben Dhia, conseiller spécial ; et Iyadh el-Ouederni, directeur de cabinet et idéologue du régime. Ils lui obéissent autant qu’au Président.
Au palais, tout le monde s’agite
Ben Ali est malade, dit la rumeur. Il semble depuis un moment déconnecté des réalités. En décembre, il choque jusqu’à ses conseillers en allant accueillir à l’aéroport un champion de natation, de retour des championnats du monde en petit bassin à Dubaï. Au lendemain de l’immolation de Bouazizi…
Mais en ce vendredi 14 janvier, l’ambiance est crépusculaire. Abdallah a disparu. Depuis deux jours, Slim Chiboub, un gendre marié à Dorsaf, l’une des trois filles du premier mariage de Ben Ali, est parti en Libye. Leila, qui a multiplié les allers-retours à Dubaï, est rentrée au dernier moment. Une source fiable la voit au palais la veille au soir. Tout le monde s’agite, s’affole. En fait, l’homme fort est Ali Seriati, le chef de la sécurité présidentielle. C’est un Ben Ali bis, «plus dur et plus vicieux», résume un homme qui le connaît. C’est un militaire qui a fait carrière dans le renseignement, puis à la Sûreté générale, où il a été nommé par Abdallah Kallal, ministre de l’Intérieur au début des années 90, avant de présider la chambre haute du Parlement. La torture, la surveillance, le quadrillage du pays au quotidien, c’est lui. Le ministère de l’Intérieur est son royaume : il a porté ses effectifs à 120 000 hommes, trois fois plus que l’armée, a nommé des chefs de département qui lui doivent tout et lui obéissent au doigt et à l’œil.
C’est Seriati qui gère les événements, assurant au Président qu’il va reprendre les choses en main, que la crise est sous contrôle. A plusieurs reprises, ce dernier retarde le déploiement de l’armée, à la demande de son «sécurocrate». Lorsque Ben Ali convoque le chef d’état-major, Rachid Ammar, durant le week-end du 8-9 janvier, c’est déjà trop tard. Le militaire pose une condition : ses hommes ne tireront pas sur des civils désarmés. L’armée veut bien maintenir l’ordre, pas réprimer. Contrairement à ce qui a pu être écrit à ce moment-là, Rachid Ammar, nommé après un mystérieux accident d’hélicoptère qui a décapité l’état-major en 2002, n’est ni démis ni assigné à résidence. Proche de son ex-ministre de la Défense, Kamel Morjane, passé aux Affaires étrangères, le chef d’état-major n’aime guère les Trabelsi, qui draguent ouvertement les généraux depuis l’été dernier. Une bonne partie d’entre eux ont été invités à une fastueuse fête donnée par Belhassen Trabelsi, qui a réussi à faire nommer un de ses hommes au ministère de la Défense, Ridha Grira. Celui-ci a passé une décennie, lorsqu’il était en charge des terres domaniales, à faire déclassifier des terrains pour le compte des Trabelsi.
Face à la prudence du général Ammar, Seriati, lui, adopte une stratégie jusqu’au-boutiste. Il envoie des renforts à Thala et Kasserine. Ces nouvelles troupes, qui viennent s’intégrer aux Brigades d’ordre public (BOP) dirigées par Ali Ganzoui, un fidèle, n’hésitent pas à tirer à balles réelles. Elles comptent des snipers qui visent les manifestants à la tête depuis les toits d’immeuble. Plusieurs observateurs se demandent si Seriati n’a pas joué la carte du pire pour affaiblir un Ben Ali qu’il sentait perdu. «Il l’a poussé à la faute, en espérant ramasser la mise», confirme un proche. En dépit du cessez-le-feu, il y aura treize morts.
Le 14 janvier en fin de matinée, Seriati fait monter la tension au palais. Ses hommes se font de plus en plus menaçants envers les visiteurs. «Ben Ali est un poltron. Il a toujours eu maladivement peur», assure un ancien conseiller. Tout le monde se souvient de cette scène lors de l’enterrement de Hassan II, en juillet 1999 : Clinton et Chirac, venus assister aux funérailles, descendent de voiture pour approcher la foule, orpheline de son souverain. Le seul à ne pas quitter son véhicule est Ben Ali. «Vendredi, Ben Ali a perdu les pédales, raconte le conseiller. Seriati l’a affolé en lui racontant qu’il y avait 60 000 manifestants devant le ministère de l’Intérieur.» En fait, il y en avait dix fois moins.
Souricière à l’aéroport
Hors les murs, il se passe des choses étranges. Des équipes des forces spéciales sillonnent la ville à la recherche de membres de la famille Trabelsi. Leila donne le signal du départ à ses proches. Elles les appelle en les enjoignant de se rendre à l’aéroport pour embarquer sur des vols commerciaux à destination de Milan et Lyon. La rumeur de leur départ imminent se propage. Le jeune commandant de bord Kilani, en partance pour Satolas, refuse de décoller, pensant que des Trabelsi vont embarquer. Il s’évanouit peu après, ému de sa propre audace. En fait, c’est une souricière. L’un après l’autre, les Trabelsi arrivent au salon d’honneur présidentiel, où ils passent sous la garde d’hommes de Seriati. En tout, 35 personnes, femmes et enfants compris, dont Imed Trabelsi, pourtant donné pour mort dans les jours qui ont suivi la chute de Ben Ali. Seul Belhassen, le chef du clan, parti en bateau, échappe au piège. Il descend au port de Sidi Bou Saïd, demande de faire affréter son yacht, puis revient moins d’une heure plus tard à bord d’un 4x4 avec toute sa famille. Cap sur l’Italie, d’où il s’envolera pour le Canada, dont il est résident permanent. Localisé par la communauté tunisienne vivant sur place, il a été arrêté, plus exactement assigné à résidence dans l’hôtel de luxe où il se trouve avec sa famille. Ottawa a promis aux autorités tunisiennes de répondre à leur demande d’extradition. Sakhr al-Materi, mari de Nesrine, la fille préférée de Leila, décolle vers 14 heures, à bord de son propre Falcon. Il passe prendre sa femme à Eurodisney, avant de partir pour un pays du Golfe.
Le temps des militaires
En début d’après-midi, alors que l’ordre de disperser violemment la manifestation devant le ministère est donné, de mystérieuses équipes d’hommes très organisées attaquent les villas du clan Trabelsi, en particulier celle de Moez et celle de Slim Chiboub à Sidi Bou Saïd. «A ce moment-là, j’ai compris qu’un complot était en cours», assure une source bien informée. «C’était un feu vert, une manière de désigner la famille du Président à la vindicte. Ce que voulait Seriati, c’était envoyer Ben Ali en exil et reprendre le pouvoir en jetant en pâture les Trabelsi à l’opinion, résume le conseiller. Mais il a été doublé par Ammar, qui l’a cueilli à l’aéroport [décrété zone militaire pendant quelques heures] avec tous les Trabelsi.» Ils y sont toujours, en compagnie de Seriati, détenus à la caserne d’el-Aouina. En revanche, les trois filles du premier lit de Ben Ali sont épargnées, tout comme leurs époux restés au pays, à l’exception de Slim Chiboub parti en Libye.
Après le départ, le Premier ministre Mohamed Ghannouchi enregistre à la hâte et d’un ton peu rassuré un message télévisé où il annonce qu’il assure l’intérim. Le lendemain, Ben Ali l’appelle, il veut rentrer. Trop tard, lui répond Ghannouchi, qui avalise la vacance définitive. La stratégie du retour a échoué, celle du coup d’Etat dans la révolution aussi. L’armée a doublé Seriati. Plusieurs questions demeurent. Seriati a-t-il poussé Ben Ali de force dans le Boeing présidentiel qui l’a déposé en Arabie Saoudite avant de rentrer à Tunis ? Il semble bien que Ben Ali soit parti dans son avion personnel, piloté par son commandant de bord habituel, Cheikhrouhou. Pas en hélicoptère militaire via Malte ou dans un jet privé, comme cela a été écrit dans les heures qui ont suivi. Ou bien le bras droit est-il parvenu à persuader son patron de faire un tour, comme de Gaulle à Baden-Baden ? Ammar - et peut-être Morjane - étaient-ils informés par les Américains ? Ont-ils incité Ben Ali à partir, comme l’assurent leurs proches ? Morjane l’a démenti dans une interview au Figaro.
Seul le procès de Ben Ali, de Seriati et les témoignages d’Ammar et Morjane permettront peut-être un jour de connaître les dessous de ce 14 janvier historique.

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Tunisie: quatre morts après une nouvelle flambée de violences

La situation était encore tendue dimanche en Tunisie, où des manifestations réclamant le départ des fonctionnaires nommés sous Ben Ali ont eu lieu ces derniers jours, culminant samedi à Kef (centre-ouest).

Kasserine, le point de non-retour

ACTE II. Du 8 au 10 janvier, les forces d’élite du régime s’acharnent sur cette ville du centre-ouest, tuant une vingtaine de personnes. Ces journées de sang vont faire basculer le pays dans un soulèvement national.

Kasserine, le point de non-retour

ACTE II. Du 8 au 10 janvier, les forces d’élite du régime s’acharnent sur cette ville du centre-ouest, tuant une vingtaine de personnes. Ces journées de sang vont faire basculer le pays dans un soulèvement national. 
Par CHRISTOPHE AYAD Envoyé spécial à Kasserine

Ici, la révolution n’a pas été de jasmin, mais de sang et de larmes. C’est sans doute à Kasserine que les émeutes, encore circonscrites au centre du pays, ont basculé dans le drame national le week-end des 8 et 9 janvier. Fadhel Boujidi, un menuisier du quartier al-Nour, se souvient très bien du premier mort : «Le quartier était agité depuis plusieurs jours. Ce samedi matin, on enterrait un jeune qui venait de se brûler, comme Mohamed Bouazizi à Sidi Bouzid. Il s’appelait Hosni Jerbi, de la cité Ennahda. Salah Dachraoui ne participait pas à la manifestation. Soudain, j’ai entendu un coup de feu, il est tombé, puis un deuxième, Raouf Bouzidi, venu le secourir.» Jamais les forces de l’ordre n’avaient encore tiré à balles réelles à Kasserine. C’est arrivé d’un coup, sans sommation. Deux morts, puis un troisième durant l’enterrement du premier. Le cycle infernal a duré trois jours, au terme desquels quinze à vingt personnes ont été tuées. Les habitants de Kasserine continuent de parler de «quarante martyrs» ; au plus fort de la répression, une source syndicale anonyme, largement reprise par les médias, avait même évoqué «au moins cinquante morts». Qu’importe le nombre, Kasserine a payé le plus lourd tribu à la révolution tunisienne.

Incendie et «club des martyrs»

Contrairement au reste du pays, la chute du régime Ben Ali n’a été suivie d’aucune manifestation de joie. Kasserine, une ville sans charme, entourée de montagnes et coincée entre deux oueds, se sent encore plus pauvre et oubliée que d’habitude. Aucune autorité, aucun média tunisien n’est venu enquêter ici, rendre hommage aux victimes ou soutenir leurs familles. Raba, la mère de Salah Dachraoui, mort à 19 ans, vit toujours dans un dénuement complet avec les six enfants qui lui restent et sa mère, une paysanne sans âge au visage tatoué et aux bras chargés de bracelets en argent. Nordine, un grand frère de Salah, porte le blouson qu’il avait le jour de sa mort : un trou sur le flanc et un autre dans le dos marquent l’entrée et la sortie de la balle. Ils se tiennent tous dans la même pièce, les mains contre un réchaud en métal, la télévision branchée sur une récitation coranique.
Une sœur montre à chaque visiteur l’agonie de Salah à l’hôpital, filmée sur son téléphone portable : il arrive les yeux ouverts, déjà vitreux, un médecin tente un massage cardiaque. A la fin de la séquence, quatre minutes plus tard, ses paupières sont fermées. Sur la rue principale, le local du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD, le parti de Ben Ali) a été transformé en «club des martyrs». Repeint à la hâte après son incendie, ses murs sont décorés des photos des victimes. Cela va de Yakine Guernazi, un bébé de 9 mois asphyxié par les gaz lacrymogènes, à Ahmed Jabari, un commerçant de 61 ans, tué d’une balle tirée par derrière.
Ils viennent tous d’al-Nour et d’al-Zouhour, les deux quartiers les plus pauvres, séparés du centre-ville par la ligne de chemin de fer. Les égouts sont à ciel ouvert, seule la rue principale est goudronnée. Le chômage est encore plus élevé qu’ailleurs. «Cette misère, nous avions fini par ne plus la voir, regrette le Dr Habib Belgasmi, un notable. La dictature et l’habitude nous ont rendus insensibles.» La seule grande usine de la ville, qui fabrique de la pâte à papier, a vu six de ses sept unités de production fermer en trois ans. Même l’agriculture ne produit pas. Tout ce qu’il reste, c’est la débrouille et la contrebande. L’Algérie n’est qu’à 70 km, on va y acheter pétrole, cigarettes, pièces détachées, haschich. Kasserine a la réputation d’une ville dure, aux voyous sans pitié. Et le sentiment d’être négligé et méprisé par la capitale est encore plus fort qu’ailleurs. Fadhel Boujidi, le menuisier, avait 20 ans lors des émeutes du pain, en 1984 : «Il y avait eu beaucoup de morts à Kasserine. Ici, les gens n’ont rien. A Tunis, ils se méfient de nous et ils nous méprisent. Pour eux, nos vies ne valent rien.» Il assure qu’en 1992, une foule avait conspué Ben Ali, de passage dans la ville, parce qu’il n’était pas allé à la rencontre des habitants. «On n’en voulait plus de ce régime. On était tous dégoûtés, c’est pour ça que ça a explosé direct. On était prêts à mourir. Même les fonctionnaires en ont marre.» Fadhel a été arrêté une demi-douzaine de fois à cause de sa barbe non taillée, à la mode salafiste. «Quand le flic tapait trop fort, j’allais chez le barbier. Sinon, j’attendais jusqu’à l’arrestation suivante. Depuis 1996, on refuse de me délivrer des papiers d’identité et un passeport.» Un jeune du quartier en rajoute : «Ici, si tu pries, on t’arrête ; si tu bois, on t’arrête aussi. Même respirer, c’était interdit.»
A Kasserine, tout a commencé le 28 décembre, lorsque l’ordre des avocats a décrété une grève nationale de solidarité avec les manifestants de Sidi Bouzid. «Nous étions une cinquantaine, sur 80, à participer, se souvient Me Salma Abbasi. Mais nous n’avons pas pu tenir notre rassemblement, la police a pénétré dans le tribunal et jusque dans les salles d’audience pour obliger les grévistes à enlever leur brassard rouge.» Du jamais vu. Les avocats se tournent vers la rue. A partir du lundi 3 janvier, jour de la rentrée des classes, le mouvement prend de l’ampleur. Collégiens et lycéens, qui ont suivi sur Facebook les événements de Sidi Bouzid, donnent un second souffle à la mobilisation. Les heurts sont de plus en plus violents, notamment à Thala, non loin de là.
Tout bascule le vendredi 7 janvier. Des blessés par balles de Thala arrivent à l’hôpital de Kasserine, le seul équipé d’un bloc opératoire. Puis, on apprend la mort de Hassan Jerbi, qui s’était immolé la veille. La nouvelle fait le tour de la ville et, immédiatement, des manifestations éclatent dans les quartiers pauvres. Dans la nuit du vendredi au samedi, deux sièges du RCD, la municipalité et un poste de police sont incendiés dans le quartier al-Nour. Les émeutiers ne réclament plus simplement du pain et des emplois, ils s’attaquent aux symboles du pouvoir.

Le temps des snipers

Les autorités ont-elles voulu faire un exemple à Kasserine avant qu’il soit trop tard ? Ou les forces antiémeutes, peu habituées à ce genre de situation, ont-elles paniqué ? L’escalade dans la répression coïncide en tout cas avec l’arrivée de renforts policiers venus de la capitale ou des grandes villes côtières. «J’ai vu débarquer des unités mieux équipées, confirme un policier local qui préfère taire son identité. C’était aussi des BOP [Brigades de l’odre publique, un corps paramilitaire, ndlr], mais leurs tenues étaient plus neuves et leurs armes plus sophistiquées. Ils avaient des grenades lacrymogènes en plastique Nobel, bien plus efficaces que les anciens modèles en métal, et des fusils à lunette. Trois ou quatre d’entre eux étaient intégrés à chaque unité anti-émeute. Ce sont eux qui tiraient, directement pour tuer.» Les gosses d’al-Nour et d’al-Zouhour ont des centaines de vidéos et de photos accréditant la présence de tireurs, dont une voire plusieurs femmes, sur les toits du quartier. Ils les appellent les kanassa, les snipers. Certains ont le visage masqué par une écharpe ou une cagoule. La légende urbaine s’est greffée sur ces récits, et nombre d’habitants assurent qu’une tireuse effectuait une cabriole à la manière des ninjas ou levait le pouce à chaque fois qu’elle faisait mouche…

La police tire sur les cortèges funéraires

Au-delà des fantasmes, ce que les jeunes montrent sur les vidéos qu’ils ont filmées au téléphone portable, ce sont des scènes de guérilla urbaine. Chaque enterrement se transforme en manifestation, d’autant que pour atteindre le grand cimetière, à la sortie de la ville, il faut passer devant le siège central du RCD, le palais de justice, puis le gouvernorat, bâti comme un château fort, et la Garde nationale, l’équivalent de la gendarmerie. Le fait que la police tire sur des cortèges funéraires enrage littéralement la population. Tous les tabous ont sauté.
A côté du cimetière se trouve l’hôpital, qui a été le théâtre de scènes d’horreur pendant les trois jours de répression. Le Dr Habib Belgasmi, chirurgien dans le privé, a été appelé par le médecin d’urgence le dimanche 9 au matin : «Il pleurait, il appelait à l’aide. J’ai accouru. Nous étions complètement débordés par l’afflux de blessés. Ça arrivait par vagues. On n’a jamais manqué de sang, mais les blessures étaient trop graves et le matériel vétuste. Les policiers visaient la tête, les poumons, le thorax, l’abdomen. Ils voulaient tuer. Il y avait même des balles explosives, qui détruisent les organes internes. Jusqu’à maintenant, je me demande si je n’ai pas fait un cauchemar.»
La journée du lundi 10 janvier a été, de l’aveu général, la plus meurtrière. Mais à la nuit tombée, la police anti-émeute quitte subitement la ville, remplacée par l’armée, que les manifestants applaudissent. Avant de partir, les policiers semblent avoir défoncé les grilles du Magasin général (un supermarché) pour le livrer aux pilleurs. Plus tard, il a été incendié. Plusieurs banques ont été vandalisées, ainsi que Meublatex, un grand dépôt de mobilier, le magasin al-Wifaq. Dès le mardi 11, Kasserine est «libéré». L’armée se contente de garder les lieux stratégiques : les banques, les stations-service, les bâtiments administratifs.
Les habitants passent les trois journées qui suivent dans la psychose d’un retour des «escadrons de la mort». Ben Ali s’enfuit du pays le vendredi 14. Le lendemain, les détenus de la prison se soulèvent. Sous la pression, l’armée leur a ouvert les portes, craignant un drame similaire à celui de Monastir où une quarantaine de prisonniers ont péri dans un incendie. Aujourd’hui, 800 à 1 000 ex-prisonniers seraient dans la nature. La peur règne en ville. Chacun rapporte des scènes de vol, d’agression à l’arme blanche ou de braquages. La sous-préfecture a été incendiée et pillée par des bandes payées, paraît-il, par le RCD. Au tribunal, les juges menacent de cesser le travail s’ils ne bénéficient pas d’un minimum de sécurité.
Depuis les événements, l’avocate Salma Abbassi a perdu le sommeil : «Ce qu’on a vécu m’a détruite à l’intérieur. Le pays ne peut pas nous laisser dans cet état. Il faudra de l’argent, de l’attention et beaucoup de justice. Et s’ils ne veulent plus de nous, ils n’ont qu’à nous vendre à l’Algérie.» 

Sidi Bouzid, l’étincelle

ACTE I. Le 17 décembre, Mohamed Bouazizi, un jeune vendeur de légumes de cette petite ville du centre du pays, s’immole face au palais du gouverneur. Un geste désespéré qui va emporter le régime de Ben Ali. 

Sidi Bouzid, l’étincelle

Tunisie, la révolution en trois actes

ACTE I. Le 17 décembre, Mohamed Bouazizi, un jeune vendeur de légumes de cette petite ville du centre du pays, s’immole face au palais du gouverneur. Un geste désespéré qui va emporter le régime de Ben Ali.
Par CHRISTOPHE AYAD Envoyé spécial à Sidi Bouzid
 
Des manifestatants blessés lors d'affrontements avec la police le 9 janvier 2011, près de Sidi
Des manifestatants blessés lors d'affrontements avec la police le 9 janvier 2011, près de Sidi Bouzid. (© AFP Str)

C’est donc là que tout a commencé. Devant les grilles d’un élégant bâtiment orientalisant blanc et bleu aux décorations de stuc qui lui donnent l’allure d’une pâtisserie. Le gouverneur venait d’ailleurs de faire repeindre son palais, repaver le trottoir et installer des réverbères dorés. Il était autour de midi quand Mohamed Bouazizi a garé son chariot à bras devant le gouvernorat sous les yeux des «taxistes» garés sous les arbres. Sans dire un mot, il s’est aspergé du bidon d’essence de térébenthine qu’il venait d’acheter au kiosque du coin, puis a craqué une allumette. Les badauds, interdits, ont mis un peu de temps à intervenir. Une femme a prêté son caftan pour l’envelopper, mais déjà les jambes, les mains et le visage du jeune homme étaient calcinés.

Giflé par une femme

Kamel Kouka était là : «Il ne pouvait plus parler, il a pointé son index vers le ciel tandis que les gens récitaient la fatiha [la profession de foi musulmane, ndlr]. Bouazizi, c’était un fameux. Il avait toujours le mot pour rire. Toujours de bonne humeur. Pourtant, sa vie, c’était boulot-dodo. Parfois, il jouait aux cartes au café. Rarement, un verre de vin, c’est tout. Ici, les gens ne disent rien, ils emmagasinent, et puis ils éclatent un jour. Notre religion interdit de se tuer. Pour faire ce qu’il a fait, il fallait être bien désespéré.»
Vendredi 17 décembre 2010, Mohamed Bouazizi, 26 ans, a déclenché sans le savoir ce qui allait devenir la «révolution de jasmin».
La famille Bouazizi vit dans le quartier el-Nour, un lotissement miséreux aux allées non goudronnées. Sa maison est la plus pauvre de la ruelle. Une étroite porte en métal donne sur la cour cimentée, traversée par les cordes à linge. On débouche sur un corridor aux murs blanc et bleu clair. Une sourate du Coran pour toute décoration. Trois canaris dans des cages égaient ce dénuement. Au bout du couloir, un frigo sur un tréteau en bois et une bouteille de gaz. A gauche, le salon, qui fait office de chambre des filles la nuit : quelques matelas en mousse et une télévision. A droite, deux chambres, celle des garçons puis celle des parents. L’ameublement se résume à des lits et des matelas, rien d’autre. La mère est une robuste paysanne aux yeux bleus étincelants, en robe traditionnelle et fichu noir. Son premier mari, le père de Mohamed, est mort. Elle a épousé son beau-frère, Ammar, alité depuis les événements. En tout, elle a eu sept enfants, quatre garçons et trois filles. Mohamed était le deuxième. «C’était un garçon serviable, toujours gai et de bonne humeur. On le surnommait Basbous. Après le bac, il avait renoncé à faire des études pour faire vivre sa famille en vendant des fruits et légumes. Il gagnait 10, 20 dinars [5 à 10 euros] par jour, jamais plus. Le jour de sa mort, il a été arrêté par les agents municipaux, qui ont saisi sa marchandise et sa balance : quatre hommes et deux femmes, il a protesté, une agente l’a giflé et insulté. Il est allé se plaindre à la mairie, personne n’a voulu le recevoir. Puis il a essayé chez le gouverneur. Trois fois. On l’a renvoyé. Ce n’était pas la première fois qu’on saisissait sa marchandise, mais se faire gifler par une femme, en pleine rue, ça l’a brûlé à l’intérieur. Chez nous, les Hamama [sa tribu], ce n’est pas acceptable.» Bouazizi, juste un macho qui n’a pas supporté d’être giflé par une femme ?
Ce serait caricatural. La sœur de Mohamed, Samia, 19 ans, voilée de noir, détaille les humiliations quotidiennes et la situation familiale : «Ma mère gagne 4 dinars par jour en travaillant dans les champs, mon père fait des chantiers quand il en trouve. Mohamed était le pilier de la famille. Mais il n’en pouvait plus d’être racketté par les policiers municipaux.» Elle a les larmes aux yeux en racontant l’agonie de son frère, qui est mort au bout de dix-neuf jours, le 5 janvier à l’hôpital de Ben Arous de Tunis. Le 28 décembre, le président Ben Ali lui avait rendu visite : terrible image du dictateur devant le lit d’un corps supplicié, recouvert de bandelettes des pieds à la tête, tel une momie. «Je ne lui pardonnerai jamais», enrage Samia.
Dès que la famille de Mohamed Bouazizi a appris la nouvelle, elle s’est précipitée devant le siège du gouverneur pour demander des comptes : une cinquantaine de personnes rejointes par les marchands ambulants et des badauds. En vain. Le soir, la foule se disperse. Samedi 18, jour de marché, un nouveau rassemblement se forme. Il est rejoint par des syndicalistes et opposants locaux. «Bouazizi a été l’étincelle, raconte Abdallah Amri, voisin de la famille et secrétaire général adjoint de la branche locale de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT). La situation est ici très mauvaise. Le chômage dépasse les 20%, surtout chez les jeunes qui ont étudié. Il n’y a pas d’emplois, l’agriculture va mal. Le seul secteur qui embauche, c’est l’administration. Mais pour y entrer, il faut un piston au RCD [Rassemblement constitutionnel démocratique, le parti de Ben Ali].» «Tout le monde s’est identifié à Bouazizi, complète Moncef Salhi, syndicaliste enseignant et membre du Forum démocratique pour le travail et les libertés de l’opposant Moustafa ben Jaafar. Ce n’était pas une grève, mais bien plus une explosion de colère.»

Mouvement spontané

Ce samedi-là, la police charge en début d’après-midi. Elle use massivement de gaz lacrymogènes, poursuivant les manifestants dans les quartiers populaires jusqu’au milieu de la nuit. «C’était une guérilla urbaine, résume Moncef Salhi. Les jeunes jetaient des cailloux et brûlaient des pneus. La police tirait des lacrymogènes jusque dans les maisons.» Le scénario se répète dimanche, lundi, mardi. Chez les syndicalistes et opposants, le bouche-à-oreille fonctionne rapidement. Tout le monde a en tête la révolte du bassin minier de Gafsa, début 2008. Les habitants de Redeyef s’étaient soulevés contre l’embauche de proches du pouvoir dans les mines de phosphate, mais la mobilisation, qui a duré plusieurs mois, ne s’était jamais étendue à d’autres régions.
Cette fois-ci, un comité de coordination se forme rapidement : «Ce mouvement était spontané, assure Attia Atmouni, lui aussi enseignant, syndicaliste et militant d’opposition (au sein du Parti démocratique progressiste de Néjib Chebbi). Mais nous avons décidé de l’accompagner très tôt.» «Les grèves se sont multipliées ces dernières années, renchérit Moncef Salhi. A chaque fois, il y avait plus de policiers que de grévistes. C’était devenu insupportable, mais la peur, elle, commençait à disparaître.» Atmouni active ses contacts dans toute la région, à Regueb, Menzel Bouzaiane, jusqu’à Sfax et Bizerte, «pour alléger la pression».
Au milieu de la semaine suivante, les villes alentours se soulèvent. La ligne de chemin de fer est attaquée, la Garde nationale tire et fait deux morts à Menzel Bouzaiane. Ce qui ne s’était pas produit à Gafsa en 2008 est en train de se passer, notamment grâce à Facebook. Les jeunes filment les affrontements avec leurs téléphones portables et les mettent en ligne sur le réseau social. Rapidement, la chaîne Al-Jezira relaie les images qui circulent sur le Net…
Ce sont eux qui ont fait la révolution, ces «chebabs» gominés en pantalon de survêtement et «espadrilles» - en fait des baskets- qui tournent en mobylette du matin au soir, ou descendent et remontent l’avenue Bourguiba, les mains enfoncées dans les poches de leur blouson similicuir. Ils ont le bac, mais aucun espoir.

Dans les rues, un drôle d’air de liberté

Les chebabs sont les rois de la rue. Il flotte aujourd’hui une drôle de liberté, dont personne ne sait quoi faire. «La ville est seule, sans police, sans gouverneur ni maire», rigole un syndicaliste. Et ça se passe très bien. Malgré trois semaines de manifestations, il n’y a eu aucun mort, très peu de casse et pas de vengeance. Même les réverbères devant le gouvernorat sont intacts.
Le maire, Osmane al-Tifi, erre comme un fantôme dans son bureau, où la photo de Ben Ali, décrochée, a laissé place à une tache claire sur les murs. Il sursaute quand on frappe à sa porte, bredouille quelques mots : non, il n’est au courant de rien, ni pour Bouazizi, ni au sujet de l’agente municipale qui l’a giflé. Cette dernière, une célibataire d’une quarantaine d’années, Faïda Hamdi, est en prison à Gafsa. Disculpée par le procureur dans les premiers jours, elle a été arrêtée quand les manifestations se sont étendues : «J’ai rien fait, lui a-t-elle dit. - Tu rigoles, tu as mis le feu à la Tunisie», lui aurait-il répondu. Ses collègues jurent qu’elle n’a jamais frappé Bouazizi. «Elle a appliqué la loi, c’est tout, assure l’un d’eux, préférant rester anonyme. Il est interdit de vendre à la sauvette. Nous ne prenons pas de pots-de-vin, nous sommes honnêtes. La marchandise saisie a été donnée à une association de handicapés. Voici le récépissé.» Il tend un formulaire : deux cagettes de poires, trois de pommes, sept kilos de bananes.
Peu importe, le vent de l’histoire a tout emporté.

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