LE MONDE ECONOMIE | 07.02.11 | 18h01

Une du "Monde Economie" du "Monde" daté du mardi 8 février.DR
Pour Lahcen Achy, économiste au Carnegie Middle East Center à Beyrouth, "si le domino égyptien tombe, la contagion ne pourra plus être arrêtée. Mais il n'y aura plus d'effet de surprise : tout se jouera alors sur la capacité des gouvernements à anticiper sur la révolte en réformant à temps".
C'est ce qu'ont amorcé le roi Abdallah II de Jordanie en changeant de premier ministre, le président Assad de Syrie en annonçant des réformes politiques ou économiques, tout comme le gouvernement d'Alger qui espère ainsi désamorcer l'appel général à manifester le 12 février.
Car la "contagion" n'est pas que le résultat d'une appartenance culturelle commune au "monde arabe", démultipliée par les technologies de communication, mais aussi d'une histoire économique et sociale partagée.
Tous les pays de la région MENA (acronyme de Middle East et North Africa - Moyen-Orient et Afrique du Nord) ont franchi au cours des trente dernières années une étape de développement économique et social qui les a menés au seuil du statut d'"économies émergentes" intégrées, selon des modalités variées, à l'économie mondiale, tout comme l'ont fait nombre de pays asiatiques et latino-américains.
LA PREMIERE DES CRISES SOCIOPOLITIQUES DES EMERGENTS
Si la crise financière de 2008 signe le déclin des pays riches, la crise arabe est la première des crises sociopolitiques des pays émergents : c'est pourquoi elle est surveillée de près à Pékin, New Delhi, Johannesburg et Brasilia. Même si aucun déterminisme économique ne peut rendre compte de la variété des situations, et a fortiori prédire l'avenir.
"Un des points communs entre les pays arabes est d'avoir érigé l'économie politique au-dessus de l'économie", note Samir Aita, président du Cercle des économistes arabes et rédacteur en chef de l'édition arabe du Monde diplomatique.
Après la décolonisation, le modèle de l'Etat-providence s'était imposé, "généralisant l'éducation, l'électrification des campagnes, les infrastructures". Mais les institutions de l'Etat ont été rapidement confisquées par des "systèmes de pouvoir" dynastiques, claniques ou politiques.
"Pour maintenir leur réseau de clientèle, ils ont accaparé différentes rentes : la rente pétrolière, puis d'autres, dans la téléphonie, l'immobilier, le tourisme", poursuit M. Aita, donnant naissance à des régimes politiques qu'il qualifie de "monarchies non-constitutionnelles" ou de "républiques à vie, héréditaires".
Dans les années 1990, ces pays se sont lancés, suivant les recommandations du Fonds monétaire international (FMI), dans l'ajustement structurel, qui s'est traduit par la dégradation des services publics et des infrastructures. "Enfin, ajoute M. Aita, un modèle de libéralisation économique à la Dubaï s'est imposé, avec des accords de libre-échange, une course aux zones franches de production, l'appel aux investisseurs étrangers, la spéculation immobilière..."
La région MENA a alors connu une croissance moyenne de 5 % sur la période 2000-2010, bien supérieure à celle des pays occidentaux. Sans que les minorités au pouvoir depuis trente ans abandonnent leur action prédatrice, au contraire renforcée par l'ouverture aux échanges économiques.
"Les citoyens pauvres de ces pays payent le prix fort de la corruption au travers de coûts de projets plus élevés (10 % en moyenne), d'une croissance plus faible et de barrières à l'entrée qui limitent la concurrence, et donc la baisse des prix", observe Fadi Halout, vice-président du cercle des économistes arabes. "Le potentiel réel de ces pays se situe autour de 7 % à 8 %", ajoute Bénédict de Saint-Laurent, conseiller scientifique d'Anima, une agence de promotion des investissements dans la zone.
DES RESSOURCES LIMITEES
Mais tous ces pays ne disposent pas des mêmes atouts, ce que reflètent le niveau et les modalités de leur insertion dans l'économie mondiale. "Un autre point commun est que leurs ressources sont limitées : l'eau, les terres arables ou aménageables manquent. Le "pays utile" est souvent limité au littoral", observe Hakim Ben Hammouda, économiste d'une grande organisation internationale.
Les uns disposent de la manne pétrolière (Algérie, Arabie saoudite, Libye, Yémen) mais doivent importer la quasi-totalité des produits alimentaires et des biens de consommation ; les autres produisent en partie de quoi nourrir leur population (Maroc, Tunisie, Egypte), mais doivent importer leur énergie.
Bref, rares sont ceux qui présentent une balance commerciale harmonieusement répartie entre les différents secteurs d'activité.
Ces déséquilibres structurels, couplés au fonctionnement du système politique, ne permettent pas de générer une croissance suffisante pour absorber les millions de jeunes, éduqués et qualifiés, dans des pays qui viennent tout juste de connaître leur "transition démographique".
"L'Egypte, par exemple, est passée d'environ 18,5 millions d'habitants vers 1945 à plus de 85 millions aujourd'hui, et devrait atteindre 111 millions en 2030. C'est comme si la France était passée de 40 millions d'habitants en 1945 à 184 millions en 2010 !", note M. de Saint-Laurent. La population active augmente de 2,2% à 3,7% par an selon les pays.
Certains ont bien lancé des -politiques de diversification -économique. Mais les industries (agroalimentaire, textile) restent majoritairement tournées vers l'exportation et la sous-traitance -plutôt que vers un marché intérieur trop limité, même si des tentatives de remonter la chaîne de valeur au sein du commerce international apparaissent, avec l'automobile au Maroc ou les pièces pour l'aéronautique en Tunisie.
Mais la majorité des emplois demeurent peu qualifiés et mal payés.
Certes, en Tunisie, au Maroc, en Egypte, quelques entreprises puissantes ont vu le jour à la faveur de cette diversification. Mais "leur structure - ce sont des groupes familiaux et verticaux, afin de contrôler toute la chaîne de valeur - bride la capacité d'innovation et de développement du tissu économique ", observe M. de Saint-Laurent, pour qui ces économies souffrent d'abord du manque de PME, alors que le potentiel existe.
La dépendance aux marchés mondiaux - avec le prix du pétrole, la sous-traitance, le tourisme - a rendu les pays arabes beaucoup plus sensibles que leurs homologues asiatiques et latino-américaines au choc de la crise mondiale : les prix ont flambé, la croissance s'est effondrée, les pouvoirs sont contestés par une jeunesse qualifiée et nombreuse. Le "modèle" économique pourrait ne pas y survivre : il n'est pas sûr que les réserves financières des Etats pétroliers et la main de fer des pouvoirs en place suffiront pour y résister.
D'autant que les alternatives se dessinent.
LA TURQUIE ET SA TRANSITION REUSSIE
Les regards de la jeunesse arabe sont moins tournés vers l'Iran et ses mollahs que vers la Turquie et sa transition réussie.
A partir des mêmes prémices, le pays est arrivé à se débarrasser, par la voie démocratique, d'un pouvoir militaro-clanique, à s'ouvrir aux marchés internationaux en diversifiant son industrie et en remontant la chaîne de valeurs, ce qui lui a permis de générer une nouvelle classe d'entrepreneurs dynamiques appuyée à la fois sur de grands groupes et un tissu de PME très actifs à l'international.
Aujourd'hui, ce sont les investisseurs et les entreprises turques qui conquièrent les marchés de la région, tant dans les grands équipements (aéroports du Caire, de Tunis et de Dubaï) que sur les marchés de biens de consommation.
La réticence du président de la République française, Nicolas Sarkozy, et de la chancelière allemande, Angela Merkel, à ouvrir les portes de l'Union à la Turquie a réorienté la stratégie politique et économique de ce pays et de ses entreprises vers ses anciens sujets de l'Empire ottoman. Des accords de libre-échange ont ainsi été signés avec le Maroc, la Syrie, la Jordanie.
L'Europe a soutenu jusqu'au bout des pouvoirs moribonds dont les rivalités nationalistes ont fait échouer l'Union pour la Méditerrannée. Elle persévère dans cette erreur historique en négligeant ceux qui pourraient bien modeler le renouveau du monde arabe.
Antoine Reverchon et Adrien de Tricornot
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