"La première chose qu’il faut faire, c’est prendre soin de votre cerveau. La deuxième est de vous extraire de tout système d’endoctrinement. Il vient alors un moment ou ça devient un réflexe de lire la première page de votre journal en y recensant les mensonges et les distorsions, un réflexe de replacer tout cela dans un cadre rationnel. Pour y arriver, vous devez encore reconnaitre que l’Etat, les corporations, les medias et ainsi de suite, vous considèrent comme un ennemi; vous devez donc apprendre à vous défendre. Si nous avions un vrai système d’éducation, on y donnerait des cours d’autodéfense intellectuelle." Noam Chomsky.

" Le monde est dangereux à vivre ! Non pas tant à cause de ceux qui font le mal, mais à cause de ceux qui regardent et laissent faire ". Albert Einstein.

mardi 1 mars 2011

Démocratie, mode d'emploi (ou le chemin qu'il reste a accomplir aux islamistes pour ne plus être perçus comme une menace pour la démocratie, par Mohamed Jaoua, jeudi 24 février 2011.

- Article paru dans Réalités.

A lire l’interview de Hamadi Jebali (« Réalités » n° 1311), le mouvement Ennahdha aurait changé. Converti à la pluralité des opinions et à la démocratie politique, il aurait aussi  abandonné sa prétention à parler au nom de l’islam, qui le rendait inacceptable aux yeux du plus grand nombre des tunisiens, musulmans qui n’entendent qu’on leur dicte la manière de vivre leur foi. « Nous ne sommes pas les représentants de l’islam … nous ne parlons au nom d’aucune autorité théologique  … ce que nous proposons n’est que notre point de vue et notre ijtihad … nous ne voulons pas que notre référentiel idéologique devienne un nouveau projet dictatorial et totalitaire … nous ne prétendons pas détenir la vérité absolue », nous dit Jebali. Avant lui, Rached Ghannouchi avait déclaré qu’Ennahdha acceptait le Code du Statut Personnel, A la bonne heure ! se dit le citoyen qui ne partage pas tous leurs points de vue, on va donc enfin pouvoir discuter, sans risquer d’être « munaffiqué » ou accusé d’apostasie, avec tous les dangers que cela suppose. D’autant qu’Ennahdha se prévaut désormais de sa proximité plus grande avec l’AKP turc qu’avec les Frères Musulmans égyptiens, dont Jebali ne nie pas pour autant l’ascendant sur son mouvement.

La suite de l’interview nous montre cependant que la mue est encore loin d’être achevée. Car, « et que ceci soit clair » nous dit Jebali, « Ennahdha n’autorisera pas l’illicite édicté par Dieu et n’interdira pas le licite …», ce dernier incluant – sans qu’il soit besoin de le préciser – la polygamie et les châtiments corporels. Mais quel est donc ce parti qui se veut « comme les autres » tout en ayant la capacité – alors même qu’il est dans l’opposition et assure n’avoir aucune aspiration à exercer le pouvoir – d’interdire et d’autoriser, au nom de la Loi de Dieu ? En serait-il donc l’expression, à la manière du « Hezb Allah » libanais de Nasrallah ? Alors qu’il vient justement de nous assurer du contraire ?

Cette contradiction trouve toute sa mesure lorsqu’on évoque la chariâ, dont Jebali nous assure qu’elle est d’origine divine, et à ce titre parfaite (c’est dit-il, « une philosophie et un message signifiant liberté, justice, égalité » …). Son point de vue a certes droit de cité dans un cadre faisant place à la pluralité d’opinions. Il ne s’agit cependant que d’un point de vue parmi d’autres, celui des théologiens salafistes et notamment wahabbites. 

Un point de vue qui n’est pas partagé par d’autres penseurs musulmans réformateurs, au nombre desquels Mohammad Abdou, Mahmoud Taha[1], et Fadhel Ben Achour, dont la lecture et les interprétations du Coran ont inspiré le CSP et nombre d’autres réformes progressistes de la Tunisie indépendante. 

N’est-il pas étrange dès lors d’accepter le CSP, comme Rached Ghannouchi le fait, tout en rejetant la lecture moderniste du Coran qui a présidé à son adoption ? N’est-il pas curieux de reporter aux calendes grecques l’application de cette chariâ (houdoud compris) pourtant parée de toutes les vertus ? Car Jebali nous le dit, son application « n’est à l’ordre du jour ni pour aujourd’hui, ni pour demain ». Elle ne le serait que beaucoup plus tard, dans une société, débarrassée de toutes les injustices et dans laquelle  « le voleur n’aura plus aucune raison de voler »…. Mais pour quelle raison cette société sans criminels aurait-elle besoin de maintenir des châtiments aussi rigoureux que l’amputation, la bastonnade et la lapidation ? Pour les appliquer à qui ?

Jebali ne répond pas à cette question, qui ne lui a d’ailleurs pas été posée. Alors, pour comprendre son discours, il faut revenir à la politique. Comme tous les partis qui ont été exclus du champ politique depuis 23 ans, Ennahdha a besoin de se restructurer, de  retrouver des troupes, et de construire des alliances politiques. Il sait que son discours traditionnel inquiète, et qu’il a peu de chances d’être entendu par des tunisiens qui viennent d’arracher leur liberté et leur dignité, sans avoir eu besoin pour cela d’aucune autre idéologie que celle du respect des droits de l’homme. Il admet enfin que « notre société et notre jeunesse n’acceptent plus la dictature, même si elle porte les habits de l’Islam… ».

Sur un autre plan, il est certain que les militants d’Ennahdha ont évolué, certains davantage que d’autres. Ils ont été pourchassés, torturés, certains y ont perdu la vie, d’autres leur équilibre familial, tout cela marque un homme et le conduit à repenser ses engagements en d’autres termes. Plus question donc de réclamer, à l’instar de la tête de liste « indépendante »  aux élections municipales de Tunis en 1989, l’application des châtiments corporels, l’abolition du CSP, le rétablissement de la polygamie et même de l’esclavage !

Mais si le discours actuel s’est adapté aux contraintes du moment, les objectifs stratégiques  restent inchangés : « Si toutes les conditions étaient réunies, les jugements divins sont alors la justice et l’équité même », et encore « si on ne replace pas ces sentences dans leur contexte, on va trouver qu’elles sont cruelles ». Jebali ajoute même que « les châtiments corporels ne sont que des détails », reprise malheureuse d’un mot de Jean-Marie Le Pen pour qualifier les chambres à gaz.

Pour se déterminer par rapport à Ennahdha, le citoyen tunisien a donc le choix entre deux attitudes : soit se satisfaire du discours actuel, modéré, séduisant même par moments, en se disant « on verra bien ensuite » ;  soit demander dès à présent des éclaircissements sur le choix  de société vers lequel on voudrait in fine nous conduire. La première attitude est celle de l’autruche. Les tunisiens l’avaient adoptée en 1987, sans avoir vraiment eu le choix : ils s’étaient réveillés un matin au son d’une déclaration promettant monts et merveilles, et une « nouvelle ère » qu’ils ont été bien obligés de subir dans la mesure où ils n’avaient été pour rien dans son avènement. On a vu ce qu’il en est advenu vingt trois ans plus tard. Quant aux iraniens, après avoir donné carte blanche à Khomeiny pour les libérer du shah, sans savoir où il les conduirait ensuite, ils se retrouvent trente deux ans plus tard au même point que nous avant le 14 janvier. Car « les promesses électorales », nous dit l’orfèvre en la matière qu’est Charles Pasqua, « n’engagent que ceux qui les écoutent ».

Alors, écoutons avec attention ce que les dirigeants d’Ennahdha ont à nous dire, et observons ce qu’ils ont à nous montrer. Et puisque nous avons la chance de ne devoir à personne notre libération, pas plus à eux qu’à aucun autre parti, soyons très attentifs à l’égard de leurs projets à long terme, pour éviter à nos enfants d’avoir à faire une nouvelle révolution dans vingt ans.

Les avancées d’Ennahdha sur le terrain de la démocratie politique sont pourtant réelles, et tous les tunisiens, ne peuvent que s’en féliciter. Pour autant, sa revendication d’une proximité avec l’AKP d’Erdogan leur paraîtra quelque peu excessive. L’AKP est né d’une mutation/scission du RP (Refah Party) d’Erbakan, qui avait gouverné la Turquie de 1996 à 1997. Cette scission avait eu pour enjeu essentiel l’intégration du concept de laïcité, dont Erbakan ne voulait à aucun prix, dans le corpus idéologique islamiste. Bien qu’imposée en 1921 par Ataturk[2], la laïcité était en effet devenue consubstantielle à la démocratie turque, sa sauvegarde étant placée sous la vigilance de l’armée, de sorte que la position d’Erbakan excluait de facto son parti du jeu démocratique. Pour sa part, Erdogan avait compris qu’un aggiornamento du courant islamiste sur cette question était indispensable à son intégration dans la normalité du champ politique. Et il s’en est fait le promoteur avec talent, et avec le succès que l’on sait.

A l’aune turque, Ennahdha se situe toutefois beaucoup plus près du RP (devenu depuis SP – Saadat Party) que de l’AKP, en ce qu’il refuse d’inscrire son projet stratégique dans la séparation durable des champs politique et religieux. Dans ses interviews récentes, Rached Ghannouchi reconnaît certes à la laïcité le droit d’exister, mais en tant que courant d’opinion, au même titre que l’islamisme ou la gauche par exemple. Il range ce faisant dans le même sac, et la confusion n’est pas innocente, des objets qui ne relèvent pas du tout du même ordre.

L’islamisme est en effet un courant politique dont, selon les termes de Jebali, l’Islam constitue le référentiel et l’inspiration. Des courants similaires existent à travers le monde, la démocratie chrétienne européenne en constituant l’archétype. Ces courants sont légitimes, et éminemment respectables, en ce qu’ils permettent à des hommes et des femmes d’agir dans la cité en accord avec les convictions que leur dicte leur foi. D’autres citoyens – de gauche ou de droite, progressistes ou conservateurs – agissent dans la cité à partir de grilles dans lesquelles la foi n’entre pas directement en ligne de compte, mais où les valeurs humanistes – d’ailleurs souvent partagées par les hommes de foi – sont convoquées. 

Nous sommes là dans le champ du débat politique, ayant pour objet de définir les meilleurs moyens d’administrer les choses de la cité. La laïcité relève quant à elle d’un autre registre. Ce n’est ni une sensibilité politique « parmi d’autres », ni un credo particulier en matière de foi, et encore moins en matière de « non foi » comme tentent de le faire accroire ses détracteurs. En fait, la laïcité est à la foi ce que la démocratie est à la politique. Elle constitue un mode d’organisation publique du champ de la foi. S’il fallait lui opposer un modèle, ce serait celui de l’organisation théocratique de ce même espace, à la manière iranienne ou saoudienne par exemple, qui donne à l’état et à « ses » religieux le pouvoir de décider du credo des citoyens. Au contraire de la laïcité qui vise, en séparant la religion de l’état, à permettre  l’expression équitable au sein de l’espace public et privé de <span>toutes</span> les sensibilités religieuses et de <span>toutes</span> les religions. Cette organisation protège la croyance individuelle de l’intrusion de quelque autorité que ce soit. Elle interdit aux autorités ou à tout groupe de citoyens de dicter sa manière de sentir et d’exprimer ses convictions à tout autre groupe, elle  constitue la meilleure protection de la liberté de conscience.

Alors, pourquoi cette confusion délibérée ? Parce qu’en rangeant la laïcité au rang des «options politiques » ordinaires, on légitime le fait qu’elle puisse aller et venir (et sans doute davantage aller que venir, et surtout revenir) au gré des élections. Il faut se souvenir que la démocratie politique était logée à la même enseigne dans le corpus islamiste de 1989. Au terme d’une longue évolution qu’il faut saluer, Ennahdha a finalement admis qu’elle se situe au dessus des partis, parce qu’elle constitue le mode indépassable d’organisation de leur action dans la société, et qu’elle ne peut donc être tributaire de la victoire électorale de l’un ou de l’autre d’entre eux. Il lui reste à accomplir un parcours similaire pour ce qui est de la foi. Car s’il ne le faisait pas, la suspicion quant à sa tentation de s’appuyer – le moment venu – sur le religieux pour monopoliser l’espace politique resterait vivace. Et l’intégration qu’il revendique en tant qu’acteur ordinaire de ce champ reste suspendue à cette mutation. Car il ne peut y avoir de jeu démocratique équilibré si l’un des acteurs dispose d’une arme – décisive – dont tous les autres sont privés. Ce jeu-là est un leurre, et il n’est qu’un prélude à la dictature.

Les islamistes n’ont pas été les seuls courants politiques à se voir confrontés à ce dilemme au cours de leur évolution. Longtemps, les partis communistes se sont appuyés sur la légitimité de l’Histoire, une histoire avec un grand « H » dont ils revendiquaient le privilège d’être les expressions ultimes. L’histoire – justement elle – a fait table rase de cette prétention, en redonnant aux peuples le droit à l’expression libre en dehors de tout dogme pré-établi.

Pour être rassurée sur la tentation hégémonique longtemps prêtée à Ennahdha, la société tunisienne a aujourd’hui besoin de plus que de mots, comme le dit très justement Hamadi Jebali, et aussi de beaucoup plus que d’actions symboliques. Elle a besoin que tous les acteurs du jeu politique s’engagent à préserver la liberté qu’elle a si chèrement acquise. Pour cela, le renoncement à parler au nom de l’Islam doit, pour être crédible, se traduire par un ralliement durable – et non pas circonstanciel – à un modèle sécularisé de société. Un modèle dans lequel les enjeux politiques portent sur les choix pour administrer la chose publique, tandis que la foi du citoyen reste dans la sphère de ses convictions intimes, même si elle peut bien évidemment inspirer ses engagements politiques. Comme cela l’a été pour l’AKP, la « normalisation » d’Ennahdha est à ce prix. 
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[1] qui fut exécuté en janvier 1985 par l’alliance Jaafar El Numeiry – Hassen Tourabi alors au pouvoir au Soudan. Leur extension à partir de 1983 du domaine de la chariâ au volet pénal avait rendu passible de la peine capitale l’expression d’opinions différentes du dogme d’état, telles que celles défendues par Mahmoud Taha Accessoirement, elle avait aussi enclenché le processus qui vient de s’achever par la partition du Soudan.


[2] "L'homme politique qui a besoin du secours de la religion pour gouverner n'est qu'un lâche. Or jamais un lâche ne devrait être investi des fonctions de chef de l'état" (Mustapha Kemal Ataturk).

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