"La première chose qu’il faut faire, c’est prendre soin de votre cerveau. La deuxième est de vous extraire de tout système d’endoctrinement. Il vient alors un moment ou ça devient un réflexe de lire la première page de votre journal en y recensant les mensonges et les distorsions, un réflexe de replacer tout cela dans un cadre rationnel. Pour y arriver, vous devez encore reconnaitre que l’Etat, les corporations, les medias et ainsi de suite, vous considèrent comme un ennemi; vous devez donc apprendre à vous défendre. Si nous avions un vrai système d’éducation, on y donnerait des cours d’autodéfense intellectuelle." Noam Chomsky.

" Le monde est dangereux à vivre ! Non pas tant à cause de ceux qui font le mal, mais à cause de ceux qui regardent et laissent faire ". Albert Einstein.

samedi 26 février 2011

Le conseil de protection de la révolution suscite un débat en Tunisie. Magharebia.com, 22/02/2011.

Une récente initiative visant à mettre en place un organisme de surveillance de la révolution soulève des questions quant aux détenteurs de la légitimité dans la nouvelle Tunisie.
Par Iheb Ettounsi pour Magharebia à Tunis – 22/02/11
[Reuters/Zoubier Souissi] De nombreux partis politiques ont souhaité la création d'un organisme de surveillance destiné à contrôler le gouvernement provisoire du Premier ministre Ghannouchi.
Un débat très vif a lieu en Tunisie concernant la création d'une instance spéciale destinée à surveiller le gouvernement actuel.
Un groupe de 28 partis et organisations de différentes tendances politiques a appelé le 15 février à la mise en place du Conseil national pour la protection de la révolution, "en conformité avec les principes de la révolution, de manière à contrer toute tentative de faire échouer la révolution et de plonger le pays dans un état de vide".
Cette instance envisagée veut "rendre hommage à ceux qui ont perdu la vie" et "maintenir les aspirations" du peuple tunisien. Parmi les principaux piliers de cette instance se trouvent le mouvement Ennahda, le Front du 14 janvier et l'Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT).
Elle devra "conférer au nouveau gouvernement sa légitimité", a déclaré Khalil Zaouia, membre du Forum démocratique pour le travail et les libertés (FDTL).
"Actuellement, le gouvernement est faible et sa légitimité est fragile", a ajouté Zaouia, dont le groupe a signé la charte fondatrice du Conseil. "Nous devons mettre en place un conseil de surveillance destiné à contrôler les décrets publiés par le gouvernement, dans la mesure où ils peuvent affecter l'avenir de la démocratie."
Le gouvernement provisoire a été accusé de tenter de saper la révolution en nommant des responsables appartenant à l'ancien Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD) à des postes clés, en retardant la réforme constitutionnelle, en refusant de démanteler l'appareil sécuritaire de l'Etat, et en n'abolissant pas les lois qui portent atteinte à la liberté.
Dans son discours télévisé du 17 février, le Premier ministre Mohamed Ghannouchi a maintenu que "parmi les tâches les plus importantes du gouvernement provisoire se trouve l'organisation d'élections libres, transparentes et crédibles conduites sous surveillance internationale".
"Les lois doivent être amendées de manière à se conformer aux nécessités et aux exigences de la mise en place de la démocratie", a-t-il déclaré.
Cette instance de surveillance envisage de soumettre une demande au Président par intérim Foued Mebazaa pour qu'il publie un décret avalisant sa mise en place.
Pour sa part, le ministre du Développement national, Ahmed Najib Chebbi, a fait part le 15 février de son étonnement à voir un conseil refuser de reconnaître le gouvernement actuel comme légitime mais demandant dans le même temps au Président d'avaliser son existence.
"Qui a accordé à ce conseil la légitimité de s'auto-désigner gardien de la révolution ?", s'est-il interrogé.
"Légitimer ce conseil par le truchement d'un décret présidentiel ne fera que créer une dualité d'autorité qui sera susceptible de déboucher sur une crise politique qui pourra empêcher la transition démocratique", a déclaré quant à lui le ministre de l'Enseignement supérieur et secrétaire-général du mouvement Ettajdid, Ahmed Brahim.
Sur la base de ses statuts, cette institution vise à disposer de pouvoirs de décision, de la capacité à formuler et d'approuver la législation relative au gouvernement provisoire, d'annuler des lois contraires aux libertés et de suivre les performances du gouvernement provisoire. Elle pourra également choisir les responsables à des postes de haut rang et revoir les pouvoirs et la composition des comités mis en place. Toutes les propositions des comités seront automatiquement transmises au conseil pour accord.
Cette initiative a suscité de fortes réactions au sein des responsables politiques et des citoyens ordinaires.

- "Les pouvoirs accordés à ce conseil en font un outil de monopole de l'autorité, de manière à soumettre le gouvernement provisoire, l'ensemble des conseils et des comités à la volonté d'un seul groupe" , a dit Brahim.

- Le Parti démocratique progressiste a également rejeté cette idée, expliquant que cette institution "s'est arrogée le pouvoir de surveiller les performances du gouvernement, sans aucune autorisation de la part du peuple".

- Le même sentiment est partagé par le Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT), qui a réaffirmé mercredi qu'il "ne participera pas à une coalition de nature politique, quel que soit son nom".

Conseil des ministres. 25 février 2011. (Le temps).

Les prochaines élections prévues avant mi juillet 2011
• Expropriation des avoirs des anciens dirigeants et de leurs proches (la liste préliminaire concerne 110 personnes)
• Programme "AMAL": allocation mensuelle de 200 dinars pour 50 mille jeunes 
• Doublement de la capacité de recrutement dans la fonction publique
Le Conseil des ministres du gouvernement provisoire a tenu, hier, sa réunion périodique sous la présidence de M. Foued Mebazaa, Président de la République par intérim.

M. Taieb Baccouche, porte-parole du conseil des ministres a indiqué, dans une déclaration, que le Conseil des ministres a examiné les axes suivants :
Dans le domaine politique :
Le Conseil a écouté un exposé du premier ministre concernant les concertations en cours avec les différentes parties autour de l'agenda politique.
Le Conseil a recommandé à ce que ces concertations ne dépassent pas la mi mars 2011 et que les prochaines élections se tiennent, au maximum, avant la mi juillet 2011.
Le Conseil a approuvé un projet de décret-loi relatif à l'expropriation des avoirs et des biens mobiliers et immobiliers des anciens dirigeants, de leurs proches et de leurs associés. Cette liste préliminaire concerne 110 personnes.
Après avoir écouté des rapports sur la situation sociale et l'emploi, le Conseil a examiné un ensemble de mesures d'urgence en vue de promouvoir l'emploi.
Il s'agit de l'adoption d'un projet de décret-loi portant création du fonds "citoyenneté" et qui fixe les modalités de sa gestion dans la transparence totale.
Le Conseil a également approuvé le programme "AMAL" en vertu duquel 50 mille jeunes, filles et garçons, recevront une allocation mensuelle de 200 dinars leur permettant de se préparer à s'intégrer dans des projets de service civique.
Le Conseil a approuvé, troisièmement, un projet permettant de doubler la capacité de recrutement dans la fonction publique et de réviser les modalités de recrutement, particulièrement, au profit des diplômés de l'enseignement supérieur.
Il s'agit de tenir compte de considérations portant sur l'ancienneté du diplôme, l'âge, la situation sociale et familiale ainsi que tous autres facteurs permettant de garantir plus de justice et de transparence lors du recrutement.
Le Conseil a recommandé d'examiner, dans les plus brefs délais, d'autres modalités en vue de promouvoir l'emploi dans les secteurs public et privé, à l'instar de la retraite anticipée, la création de nouvelles fonctions dans certains secteurs tel le secteur de l'éducation, afin de dépasser le seuil des 100 mille nouveaux postes d'emploi.
Pour ce qui est des personnes désirant créer de petites entreprises, parmi les jeunes demandeurs d'emploi, le Conseil a recommandé de réviser les conditions d'octroi de crédits afin de surmonter les conditions draconiennes et d'encourager l'initiative privée parmi les jeunes.
Le Conseil a recommandé d'accélérer l'élaboration d'un projet ambitieux permettant de réaliser un saut qualitatif dans le domaine de la création de nouveaux postes d'emploi et de surmonter la crise du chômage qui est le résultat d'accumulations antérieures et d'une dilapidation des ressources nationales.
Dans le domaine économique
Après avoir pris connaissance des rapports sur la situation économique, le Conseil des ministres a approuvé un ensemble de mesures pour sauvegarder les postes d'emploi, particulièrement, dans les petites et moyennes entreprises.
Il s'agit du dédommagement des entreprises industrielles, commerciales, agricoles et touristiques qui ont subi des dégâts importants ce qui a été de nature à aggraver la crise du chômage.
A ce propos, le conseil a approuvé un projet de décret-loi relatif aux mesures complémentaires pour aider les entreprises à poursuivre leurs activités et préserver les postes d'emploi.
Dans le domaine culturel
Le Conseil a approuvé un projet de décret-loi portant sur les dangers qui menacent le parc archéologique national de Carthage-Sidi Bou Saïd.
En vertu de ce projet, sont considérés caducs tous les précédents décrets-loi qui menacent ce patrimoine archéologique de dilapidation et de dégradation mettant en cause son classement au patrimoine mondial.
Dans le domaine de l'information
En concrétisation des recommandations issues de sa précédente réunion, le Conseil des ministres a approuvé un projet de décret-loi portant création d'une instance nationale indépendante pour le secteur de l'information et de la communication.
Cette instance sera chargée d'élaborer des propositions susceptibles de promouvoir cet important secteur, de manière à consacrer la liberté d'opinion et d'expression, et de protéger le droit du peuple tunisien à une information libre, pluraliste, objective et crédible.
D'autre part, le Conseil a écouté des rapports sur la situation en Libye et celle de la communauté tunisienne dans ce pays.
Le Conseil a exprimé sa solidarité avec le peuple libyen frère, dans cette grave épreuve. Il a, dans ce sens, émis l'espoir de faire prévaloir l'intérêt du peuple libyen, son droit à la liberté et à une vie décente et de préserver la cohésion de la société libyenne et son unité nationale.
A ce propos, le Conseil a recommandé de prendre toutes les mesures nécessaires pour garantir le rapatriement, dans les meilleures conditions, des Tunisiens établis en Libye qui le demandent, et de leur présenter toutes l'aide nécessaire, avec la participation des composantes de la société civile et des organisations humanitaires. Il s'agit aussi d'offrir cette aide aux non-Tunisiens, afin de faciliter leur retour dans leurs pays.
En outre, le Conseil a recommandé la création d'une commission nationale et des commissions régionales, pour le suivi des affaires et la protection des intérêts des Tunisiens de retour de Libye. (TAP)

Que se passe-t-il? par Marouane Ben Miled, universitaire.

vendredi 25 février 2011, 22:52
-acte 1: les militants gauchistes (pcot, autres?) et ennahdha, parfois directement, parfois par le biais de l'ugtt, partent de questions parfois légitimes (flous quant à l'action du gouvernement, mollesse...), parfois fantaisistes (ce sont les francs-maçons qui dirigent, zaba tire les ficelles...);

-acte 2: ils proposent comme solution la création d'un comité de "protection de la révolution", qui en fait est déjà créé depuis plusieurs semaines. argument massue: c'est démocratique, puisque tout le monde est dans le comité, ce qui va s'avérer faux: de nombreux partis, ong et structures syndicales démentent au fur et à mesure leur accord avec ce comité parce qu'ils jugent ses demandes effarantes;
les protagonistes demandent que le dit comité ait le contrôle des trois pouvoirs (exécutif, législatif et judiciaire), mais aussi le contrôle des médias nationaux et encadre le peuple.
ils expliquent gentiment que le gouvernement nous ment, donc il faut le faire tomber et contrôler le prochain; que les députés sont issus de l'ancien régime, donc il faut en élire un autre et le contrôler; que les juges ne vont juger la famille benali-trabelsi que sur des foutaises, donc qu'il faut les contrôler; que les journalistes nous mentent, donc qu'il faut les contrôler et,finalement, que le pauvre peuple est perdu, donc qu'il faut l'encadrer. ils dénigrent également le travail des commissions dont ils disent qu'elles nous mentent: par exemple, on nous explique que la commission des élections a déjà décidé de nous mener vers des présidentielles, alors que la dite commission n'a encore rien décidé du tout (tout cela a débuté au milieu de la semaine dernière et même avant);
toute ces tâches de contrôle reviennent à un unique comité qui comme son nom l'indique, va "protéger" la révolution: comment prendre le pouvoir absolu (dictature) sans même passer par les urnes!;

- acte 3: le gouvernement actuel refusant de reconnaître le dit comité, le peuple va lui donner sa légitimité; on invite tout le monde à une occupation de la kasba, avec plusieurs mots d'ordre unificateurs sur la chute du gouvernement, un système parlementaire, une constituante... et on annonce que tous les gens réunis sont pour le dit comité de protection de la révolution, alors que certains manifestants ne savent même pas ce que c'est; on invite tout le monde à une journée de la colère aujourd'hui vendredi 25 (c'est facile comme slogan, ça rassemble tout le monde) et on pousse tout le monde à la kasba;

- acte 4: dans la nuit, ou même un peu avant, on entraîne les manifestants (une partie suit) vers le ministère de l'intérieur (on sais que c'est un lieux truffé de contre-révolutionnaires, qui plus est, armés), et on grimpe aux grilles et jette même des pierres; les flics se font un plaisir de tirer et la nuit actuelle est une nuit d'affrontements où l'on tire parfois même à l'arme lourde, partout dans le centre ville; les manifestants pleurent en disant "les militaires ne nous protègent pas";

Cette nuit nous en sommes là.
À partir de demain (samedi 26 janvier), voici ce que je suppose:

-acte 5: les manipulateurs vont emmener les manifestants chauffés par les combats de la nuit, au palais de carthage; ils vont essayer de créer les conditions d'un affrontement avec les militaires et la garde présidentielle qui protègent le palais;

- acte final prévu, mais que le peuple saura déjouer, je l'espère: il n'y aura pas d'élection, mais une dictature que se disputeront dans un premier temps petits gauchistes manipulateurs, ennahdha et les ex rcd; les plus corrompus ne seront pas poursuivis (on donnera en pâture des minables); cette dictature pourra aussi être militaire.
un des raisonnements pour nous éloigner des élections (en plus de nous diviser sur la nature des élections à tenir) est de nous entraîner dans le raisonnement suivant: "les élections doivent être organisées par le gouvernement, or nous n'avons pas confiance dans le gouvernement, donc nous devons remplacer/contrôler le gouvernement par une structure qui organisera les élections et nous dira quel système d'élections, ce qui nous amène à nous faire diriger pas une structure qui n'est pas élue et n'a pas plus de légitimité que le gouvernement dont on ne veut pas qu'il organise les élections..."

- acte final à construire par nous qui avons déjà viré zaba: ne pas tomber dans la provocation ni dans les raisonnements fallacieux, ne pas chercher la perfection d'un quelconque gouvernement, mais agir pour aller vers des élections (qu'elles soient législatives, présidentielles ou pour une constituante ne doit pas nous diviser au point de ne pas avoir d'élections du tout!) afin d'obtenir enfin un gouvernement légitime qui pourra fournir au pays un état fort et au peuple un fonctionnement démocratique, ce qui permettra par le jeu politique normal d'améliorer la situation et de prolonger "la révolution" par l'action légale et pacifique.

voilà, il faut expliquer ce genre de trucs à tout le monde, vu qu'un certains nombres ne savent même pas ce que c'est qu'une provocation (ils s'étonnent que les flics leur tirent dessus!!! et en oublient les raisons de leur colère première) et n'imaginent pas que l'on puissent les manipuler en partant de leurs sentiments révolutionnaires.
il faut lancer comme mot d'ordre: nous voulons des élections!

marouane Ben Miled. Universitaire.

Ahmed Néjib Chebbi : "La Tunisie ne doit pas s'engager dans une chasse aux sorcières"

Article paru dans jeune Afrique.
18/02/2011 à 12h:48 Par Propos recueillis à Tunis par Samy Ghorbal.
Ahmed Néjib Chebbi, ministre du Développement régional en Tunisie. Ahmed Néjib Chebbi, ministre du Développement régional en Tunisie. © Ons Abid pour J.A.
Leader historique du Parti démocratique progressiste (PDP), Ahmed Néjib Chebbi, l'opposant, est devenu Ahmed Néjib Chebbi, le ministre, dans le gouvernement d'union nationale né de la chute du régime de Ben Ali en Tunisie. Il revient sur les raisons de sa participation à la construction démocratique du pays.
Le pragmatisme est-il une tare ou une vertu ? Une chose est sûre : sans lui, le gouvernement d’union nationale en Tunisie serait mort-né. Ahmed Néjib Chebbi, leader historique du Parti démocratique progressiste (PDP), est aujourd’hui à la fois incontournable et surexposé. Au centre de l’échiquier politique. Devenu ministre du Développement régional – un portefeuille stratégique –, cet avocat de 67 ans, opposant résolu aux régimes de Bourguiba et de Ben Ali, a pris le risque de brouiller son image en acceptant de participer au gouvernement de Mohamed Ghannouchi. Il s’en explique. Et livre sa vision de la transition qui doit conduire la Tunisie vers les premières élections libres de son histoire.

Jeune Afrique : Le gouvernement « Ghannouchi I », annoncé le 17 janvier, auquel vous avez choisi de participer, faisait la part belle aux anciens du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD). Il a suscité l’hostilité de la population et n’a pas survécu dix jours. Rétrospectivement, regrettez-vous d’avoir apporté votre « caution » à un cabinet si impopulaire ?
Ahmed Néjib Chebbi : Revenons un peu en arrière et repensons à la situation dans laquelle le pays se trouvait dans les jours précédant le 14 janvier. La Tunisie était au bord du gouffre. La révolution aurait pu être écrasée dans le sang, comme en Birmanie en 1988. Au PDP, nous avons été les premiers à réclamer la constitution d’un gouvernement de coalition pour sortir de l’impasse politique. La frange réformatrice du pouvoir – Mohamed Ghannouchi et Kamel Morjane, pour ne pas les citer – a saisi la balle au bond en engageant des tractations, qui se sont poursuivies et accélérées après la chute de Ben Ali. La politique, ce n’est pas tout ou rien, c’est aussi composer avec le réel, avec l’existant. Nous savions à quoi nous attendre, mais avions-nous une autre formule à proposer ? Fallait-il se figer dans une posture protestataire stérile et laisser pourrir la situation, ou au contraire prendre des risques politiques pour tenter de mettre en œuvre un processus de transition et permettre à la révolution populaire de réaliser son objectif : la conquête de la liberté et de la citoyenneté démocratique ? Évidemment, le casting gouvernemental était loin d’être parfait, nous en étions conscients, mais nous avions obtenu satisfaction sur toutes nos revendications fondamentales : la liberté de la presse, la liberté d’association, l’amnistie générale, la tenue rapide d’élections sous supervision internationale, la création de commissions d’enquête indépendantes sur les violences et la corruption, dirigées par des personnalités incontestables. Ce n’est pas rien !
Beaucoup de voix s’élèvent maintenant pour demander la dissolution du RCD. Quelle est votre position ?
Évitons de verser dans la démagogie. Le PDP, à l’instar de l’ensemble des formations de l’opposition réelle, a exigé pendant des décennies une séparation entre l’État et le parti. Cette exigence est aujourd’hui réalisée. L’État va récupérer tous les biens meubles et immeubles qui étaient mis gracieusement à la disposition du RCD. La dissolution des cellules professionnelles du parti dans l’administration et le secteur parapublic a été prononcée. Il s’agit d’un acquis fondamental. Nous avons obtenu satisfaction sur toute la ligne. Faut-il s’engager maintenant dans une chasse aux sorcières  ? Non. Il faut que la justice passe. Ceux qui, au sein du RCD, se sont rendus coupables de crimes ou ont trempé dans la corruption devront répondre de leurs actes devant les tribunaux. Les autres, les militants et les cadres honnêtes, devront faire leur examen de conscience. C’est leur affaire, pas celle du gouvernement. Je comprends les sentiments de rejet qu’inspire l’ancien parti unique : ils sont parfaitement légitimes. Mais on ne doit pas tout mélanger, la justice et la vengeance. En démocratie, la sanction doit émaner des électeurs, pas des tribunaux…
Que pensez-vous de la proposition d’Ahmed Mestiri, leader historique du Mouvement des démocrates socialistes (MDS), qui souhaite la formation d’un comité des sages, sorte d’autorité politique et morale qui chapeauterait le gouvernement et encadrerait ses activités ?
J’ai énormément de respect pour Ahmed Mestiri, qui est une grande figure de la politique tunisienne, mais son idée est inopportune, car elle vient trop tard. S’il l’avait formulée au plus fort de la crise, c’est-à-dire avant le 13 janvier, nous nous y serions ralliés avec enthousiasme. Mais il a attendu la formation du gouvernement d’union nationale pour sortir de son silence, un silence de vingt-trois ans. J’ai du mal à comprendre le sens de sa démarche. Cherche-t-il à torpiller le gouvernement ? Maintenant que ce gouvernement existe et a commencé à travailler, pourquoi le remplacer par un comité des sages venu de nulle part ? Il y a une place pour un comité de vigilance, formé par des sages, à condition que celui-ci reste dans son rôle d’autorité morale, émanation de la société civile. Pas comme substitut du gouvernement.
Mansour Moalla, autre figure éminente de la politique tunisienne, souhaite la convocation dans les plus brefs délais d’une Assemblée constituante, afin de réviser la Constitution, taillée sur mesure pour Bourguiba et Ben Ali…
Juridiquement, c’est inenvisageable. Fouad Mebazaa, le président de la transition, assure l’intérim, et il n’a pas le pouvoir de dissoudre le Parlement pour convoquer de nouvelles élections. Il n’est donc même pas possible de coupler la présidentielle et les législatives. Il faudra obligatoirement commencer par la présidentielle. Nous avons fait le choix d’une démarche légaliste en nous inscrivant dans le schéma dessiné par la Constitution. Elle sera révisée, car elle est imparfaite, mais on ne peut pas brûler les étapes. Le nouveau président élu convoquera très rapidement des élections anticipées. Rien ne nous empêche d’ouvrir, dès maintenant, un grand débat constitutionnel, de réfléchir à ce à quoi pourraient ressembler les institutions de la IIe République tunisienne. Mais il faut bien comprendre que ce débat restera théorique tant que nous n’aurons pas procédé à l’élection d’un nouveau Parlement.
À titre personnel, votre préférence va-t-elle à un régime parlementaire, à un régime mixte « à la française » ou à un régime présidentiel ?
Aujourd’hui, par réaction, beaucoup de gens expriment leur préférence pour le parlementarisme. La Tunisie a souffert dans sa chair des excès du présidentialisme. Mais le présidentialisme qui a été théorisé et pratiqué était un présidentialisme dévoyé. La question qui se pose, c’est : « Faut-il jeter le bébé avec l’eau du bain ? » Rompre avec les excès du présidentialisme est une chose, tourner le dos au régime présidentiel tempéré et tenter l’aventure du parlementarisme intégral, « à l’italienne », en est une autre. Avec mes camarades du PDP, j’ai fait publier, il y a près de huit mois, un projet de Constitution, en 115 articles, qui préfigure ce à quoi pourrait ressembler la IIe République tunisienne. Le régime que nous décrivons dans ce document se rapproche du présidentialisme américain. Il s’agit d’un système fondé sur une séparation stricte des pouvoirs et reposant sur une sorte d’équilibre entre les pouvoirs du gouvernement, de l’Assemblée et de la justice. Un régime où les pouvoirs ne seraient pas confondus, mais au contraire séparés et susceptibles de s’annuler les uns les autres. Ce serait, à mon avis, la formule la plus adéquate en l’état actuel des choses. Et cela supposerait la création d’une véritable Cour constitutionnelle.
Rached Ghannouchi, le fondateur du mouvement Ennahdha, vient d’accomplir son retour en Tunisie après vingt ans d’exil. Son parti n’est pas encore légalisé. Doit-il l’être ?
Il représente une sensibilité qui n’est pas la nôtre, mais il a sa place sur l’échiquier politique. On n’a pas le droit de lui refuser le visa, du moment où il souhaite inscrire sa pratique politique dans le cadre de la loi. J’espère simplement que son retour ne contribuera pas à polariser encore davantage le climat politique. Car la Tunisie, en ce moment, a surtout besoin de sérénité…

mercredi 23 février 2011

Atugéen, et fier de l’être Par Talel CHERIF*. La presse de tunisie, le 22/02/2011.

* Ancien président de l’Atuge-Tunisie.

C’est avec une grande amertume que je m’engage sur ces colonnes, surtout après avoir visualisé la séquence vidéo de l’émission de Nessma qui nous a décrit de la pire des manières. A-t-on mérité ce déluge de haine, de mépris et d’intox ? En lisant les différents commentaires sur Facebook et quelques forums de la Toile, j’ai eu le sentiment qu’une caricature de l’Atugéen moyen est partagée par bon nombre de mes concitoyens : c’est un être imbu de sa personne, hautain, issu d’un milieu bourgeois, avide de pouvoir, opportuniste, avec peu d’expérience dans la vie, en totale déconnexion des réalités de son pays, tête de pont du capitalisme sauvage dans notre pays,…
On est loin des principes qui ont poussé une poignée d’étudiants, il y a plus de 20ans, à se rassembler en une association d’anciens élèves des prépas et écoles françaises, pour s’entraider dans l’épreuve de l’exil et jeter des ponts avec la patrie à travers l’organisation du forum annuel à Tunis, facilitant ainsi le retour au pays. Au fil des ans, l’association a diversifié ses activités pour un seul but : servir la Tunisie et rien d’autre, ce qui explique son attachement à son «sacro-saint» caractère apolitique pour ne pas être «engloutie» par les structures du RCD et ne pas devenir un organe du pouvoir en place. Les membres de l’Atuge étaient jaloux de leur indépendance et savaient que l’affiliation de leur association au pouvoir signait sa mort car tous ses membres se seraient désengagés. Je peux en attester car je fus membre depuis sa création, secrétaire général puis président de 1995 à 2002, ayant participé à presque tous les débats qui ont animé la vie de l’Atuge sur les choix fondamentaux de notre association.
Pour les stéréotypes infondés sur le profil type de l’Atugéen, je peux vous affirmer que nous sommes à l’image de la société tunisienne, nous sommes issus de toutes les franges du peuple et de toutes les régions. Pour ma part, je suis originaire de Gafsa, mes parents sont instituteurs  et ma famille a toujours résisté à la tyrannie et l’a payé de son sang ; je dirige un bureau d’études qui emploie 5 techniciens et un ingénieur et exporte ses services à l’étranger et je ne suis pas une exception.
J’ai côtoyé durant ces années des Atugéens de tous les âges et de toutes les régions, tous sont fiers de servir leur pays et ils pourront le faire d’autant plus sereinement que leurs actions ne seront plus considérées comme une consolidation des dictatures, nos actions avaient pour but de contribuer à élever le débat des acteurs économiques et des décideurs institutionnels à un niveau qui permette d’éclairer la classe dirigeante et les futurs cadres sur les défis qui guettent et les opportunités qui s’offrent au pays ; nous avons participé activement à travers nos adhérents et les anciens des grandes écoles à la consolidation des acquis de la Tunisie nouvelle, et ce, depuis l’indépendance. Feu si Mokhtar Laâtiri qui a parrainé notre association depuis ses débuts a, parmi d’autres, voué sa vie à sa patrie en la servant dans tous les postes qu’il a occupés durant sa longue et brillante carrière.
Ma conception du rôle des diplômés des Grandes Ecoles est de servir notre pays indépendamment des luttes partisanes et des différences idéologiques entre tous nos membres et le pouvoir en place, ce que partage la majorité des atugéens. Nous sommes au service de l’Etat qui nous a formés et permis, grâce à des bourses payées des deniers du peuple, de poursuivre nos études dans les plus prestigieuses des institutions françaises. C’est dans cet esprit que nos camarades ont répondu à l’appel du gouvernement provisoire, tels des soldats prêts à en découdre pour sortir leur pays du chaos. Cependant, j’avoue que la forme n’y était pas avec l’intervention de personnes étrangères à notre association, et que je n’estime pas très recommandables vu leurs liens très forts avec le dictateur déchu, ayant facilité leur accession à leurs postes. Cette situation a jeté le discrédit sur l’Atuge et ses membres connus pour leur compétence et que nous jalouseraient les plus développées des nations. Ceux que je connais parmi les membres atugéens du gouvernement, à la tête desquels Elyès Jouini, m’inspirent confiance vu les qualités morales qui les caractérisent et le don de soi dont ils ont fait preuve depuis que je les ai connus. Toutefois, je conviens que le pouvoir peut faire tourner des têtes, même bien faites, et que la vigilance est de rigueur.
Pour ceux qui doutent de la «tunisianité» de nos camarades, parce que ne maîtrisant pas l’arabe ou ayant la double nationalité, qu’ils réitèrent leurs doutes aux centaines de milliers de nos concitoyens qui rentrent chaque année pour renouer avec la patrie. N’ont-ils pas le droit de prendre part à l’essor de la Tunisie s’ils sont plus compétents que les autres ? Cette double culture et cette ouverture sur l’Occident ne permettront-elles pas une meilleure approche des bailleurs de fonds et des investisseurs étrangers qui visitent notre pays à tour de bras en cette période critique ?
Le tort des Atugéens, surtout en ce moment, est de ne pas communiquer et c’est ce qui a conféré une certaine opacité à notre image; cette politique était entretenue, à mon avis, pour deux raisons principales : ne pas s’exposer et permettre ainsi à des forces occultes, pendant l’ère Ben Ali, de s’immiscer dans les affaires internes de l’association, d’une part, et l’arrogance de certains à ne pas «descendre» au niveau d’une certaine presse «indigne» et être au-dessus des débats malintentionnés, d’autre part. Je m’étais indigné auprès des présidents de l’Atuge-Tunisie et Atuge-France du silence assourdissant des ingénieurs tunisiens en général et des Atugéens en particulier sur les évènements qui ont secoué le pays alors que les autres corps de métier ont participé, plus ou moins activement, à la libération du pays du joug de la dictature, et je leur ai proposé d’envoyer un communiqué écrit en arabe aux organes de presse pour apporter notre soutien à la révolution et prévenir le futur gouvernement contre toute politique d’exclusion génératrice de tensions et d’extrémisme ; il n’en fut rien, peut être à cause du caractère « politique » du communiqué et l’Atuge a finalement sorti, quelques jours après, un communiqué où elle soutient la révolution et détaille les actions programmées, en France et en Tunisie.
Maintenant, avec la libération de la parole, l’association s’est trouvée dépassée par le flot incessant d’informations et de désinformations qui l’ont poussée au-devant de la scène avec la nomination des ministres atugéens, et elle ne peut plus se prévaloir du caractère apolitique de son action pour se dérober à la clarification de ses positions auprès du paysage politico-médiatique; la politique de l’autruche ne mène nulle part.
Je réitère ma position à savoir que l’Atuge et les ingénieurs des Grandes Ecoles se tiennent à la disposition des décideurs politiques et a fortiori s’ils sont élus démocratiquement par le peuple, pour servir leur patrie et accomplir la mission pour laquelle ils ont été formés sans rien attendre en retour.

Quarante jours, Par Elyes Jouini *. La presse de Tunisie, 23/02/2011.

Quarante jours après le 14 janvier et moins d’un mois après la prise de fonctions du gouvernement du gouvernement actuel, quelles sont les perspectives ?
Quarante jours! Quarante jours depuis la révolution de la dignité et ce quarantième jour est, symboliquement, celui de l’ensemble de nos martyrs. Nous nous inclinons devant chacun d’entre eux car ils nous ont appris le don de soi et le rejet de la violence. Ils nous ont appris que l’on peut se battre pour les valeurs de justice, d’équité, de liberté d’expression et de solidarité et que ces valeurs nous transcendent. Ils nous ont appris que notre combat collectif vaut plus que chacun d’entre nous. Ils ont fait le sacrifice de leur vie : soyons-en dignes.
Ce sacrifice aura été vain si nous ne nous engageons pas dans la construction d’un Etat démocratique s’appuyant sur des institutions pérennes.
Les acquis sont déjà immenses puisque l’avant-14 janvier nous semble désormais relever d’un passé lointain. Cependant, chacun a légitimement peur que la révolution ne soit confisquée au peuple qui l’a portée. C’est le sens des mouvements qui se développent depuis le 14 janvier à travers le pays, et dont l’expression doit être entendue. Des femmes, des hommes, des régions entières de notre pays, ont souffert tout au long de ces années de l’oubli, du mépris, de l’arrogance du pouvoir et de son oppression. Aujourd’hui, le peuple veut les garanties qui permettront de consolider les premiers succès mais il veut aussi voir les souffrances et les injustices reconnues.
Il est de notre responsabilité de reconnaître les crimes du passé, et la souffrance qui en est résultée pour des millions de nos concitoyens, mais également et plus encore de prendre les dispositions pour garantir que cela ne se reproduise plus jamais. Cela suppose la construction d’un Etat de droit, respectueux des libertés de chacun et de la volonté collective.

Un triple hiatus

Ce gouvernement provisoire se trouve ainsi face à un triple hiatus: comment être de transition tout en ayant la responsabilité et le devoir d’inscrire la Tunisie dans une trajectoire vertueuse de moyen et long terme? Comment gérer les affaires courantes tout en entamant la construction des institutions de demain? Comment répondre à des demandes nombreuses et légitimes mais exigeant des actes d’autorité tout en s’inscrivant dans une démarche nouvelle d’un réel Etat de droit.
La tâche est rude et elle l’est d’autant plus, il faut le réaffirmer, parce que ce gouvernement n’entend pas durer au-delà de 6 mois. La tâche est rude car construire la démocratie, ce n’est pas seulement mettre en œuvre une ingénierie démocratique transparente et sincère mais également faire en sorte que les élections se déroulent dans un environnement économique et social apaisé et dans lequel chacun aura pu prendre la mesure des espoirs et des défis qu’ouvre cette révolution. Espoirs et défis car il ne s’agit pas de rétablir la paix sociale au prix de la durabilité des actions que nous pourrions entreprendre. Il ne s’agit pas de bercer de faux espoirs et de distribuer les avantages susceptibles d’engendrer les crises de demain. Nous voulons instaurer la démocratie dans un climat apaisé, dans les délais promis et en laissant une économie saine pour le prochain gouvernement.
Réussir une transition démocratique après des décennies de régime autocratique est une tâche lourde et difficile. Surtout lorsque l’on souhaite, comme nous y sommes déterminés, la construction d’un Etat de droit en préservant les acquis. Le gouvernement actuel est là pour assurer cette transition, pour permettre aux politiques d’aller dans l’arène politique et discuter, débattre et préparer les enjeux de demain, pour permettre à la société civile d’aller sur le terrain et de jouer son rôle. Le gouvernement de transition est là pour permettre cette libération des énergies si nécessaires à la construction de la Tunisie de demain. Ne nous trompons pas de combat, le vide politique et institutionnel constitue le plus grand des dangers pour la révolution, car il peut ouvrir la voie au retour de la dictature, sous une forme ou sous une autre.

Du temps et de la méthode

Dans le même temps, il nous faut veiller à ce que l’économie redémarre. Il faut bien le faire car notre peuple n’a aucune rente sur laquelle il pourrait se reposer pendant qu’il avance sur son chemin de liberté. Il n’a pas d’autre richesse que celle que produit chaque jour le travail de ses enfants. La révolution a été initiée par des citoyens qui ont été l’objet d’injustice et n’ont pas pu, à cause de l’oppression et de l’absence de liberté d’expression, dénoncer cette injustice. Ces citoyens étaient pour une grande part d’entre eux au chômage et en situation de nécessité. Des salariés ont désormais adopté le même mode d’expression pour réclamer l’établissement de la démocratie dans les entreprises et les institutions publiques ou privées. Soit. Mais tout comme pour la démocratie au niveau d’un pays, celle au niveau des entreprises doit se faire dans le respect des règles du dialogue social qui nécessitent des représentants légitimes et reconnus en tant que tels par les salariés qu’ils représentent et des procédures organisées (négociation sociale, préavis de grève, etc). Cela demande aussi du temps et de la méthode. Dans le domaine économique aussi, le vide est le pire danger pour la révolution elle-même. L’entrave anarchique au fonctionnement économique peut avoir le même impact que l’entrave anarchique à la sécurité que nous avons pu connaître juste après le 14 janvier. L’anarchie était alors savamment orchestrée et ce n’était ni au bénéfice du peuple ni au bénéfice de la révolution. La violence, à chaque fois qu’elle réapparaît, est une menace pour la révolution, est une menace pour nos valeurs, est une menace pour la démocratie. C’est pourquoi nous la condamnons sans réserve et avec la plus grande fermeté.
La mission de ce gouvernement n’est pas de traiter tous les problèmes ni de répondre à toutes les attentes même si elles sont souvent légitimes. Sa mission est  d’organiser la transition vers un régime démocratique, de prendre des actions pour les situations d’urgence et les régions très fortement démunies, de maintenir le fonctionnement des institutions, d’assurer la sécurité, y compris économique, d’assurer le fonctionnement courant du pays afin de limiter les pertes.
C’est dans cet esprit que le gouvernement s’est engagé au cours de ces quatre semaines d’existence dans les chantiers suivants.

Un plan de réparation sociale

Un chantier social avec la construction d’un plan de réparation sociale articulé autour de trois grands principes: solidarité, équité, responsabilité.
Solidarité tout d’abord en faisant désormais bénéficier d’une aide revalorisée toutes les familles vivant en dessous du seuil de pauvreté. Elles n’étaient que 135 000 à en bénéficier alors que leur nombre est estimé à près de 200 000. Notre société ne peut le tolérer. L’aide était modeste et trimestrielle, elle reste limitée par nos moyens mais elle est généralisée, revalorisée et rendue mensuelle.
Equité ensuite. Des années de déséquilibres dans les relations entre travailleurs et employeurs (y compris l’Etat) ont conduit à des situations dans lesquelles des personnes font, dans la durée, le même travail, au même endroit, pour la même institution et dans des conditions de travail identiques à l’exception du salaire et de la couverture sociale. Lorsque les différences salariales sont de l’ampleur de ce qui est constaté aujourd’hui sur le terrain, il est évident que nous devons travailler à résorber ces inéquités et nous y travaillons.
Responsabilité enfin. Il s’agit de notre responsabilité vis-à-vis de ceux qui ont été formés, qui sont diplômés et pour qui les horizons semblent bouchés. Il est de notre resposnabilité d’apporter des réponses concrètes aux attentes des chomeurs diplômés. A été annoncée, une allocation pour les chômeurs diplômés en échange d’un travail d’intérêt public à mi-temps. L’allocation n’est pas une fin en soi. Elle est facteur de dignité et avec le travail à mi-temps qui l’accompagne, elle est facteur de réinsertion sociale et économique. Mais ce qui est tout aussi important si ce n’est plus important, c’est l’autre mi-temps. Il doit être consacré à la recherche d’emploi et, c’est là qu’est notre responsabilité, nous ne les laisserons pas livrés à eux- mêmes dans cette recherche. Nous les accompagnerons par des formations professionnelles et la possibilité d’acquérir des certifications pour devenir immédiatement opérationnels. Avoir un diplôme n’est pas un métier, notre objectif est de les accompagner dans l’apprentissage d’un métier.

Un plan de restitution des biens de la nation


Réaffirmons-le tout d’abord, l’argent du peuple retournera au peuple sans exception aucune!
La commission présidée par Abdelfattah Amor a pour mission d’identifier tous les dépassements et de transmettre les dossiers avérés à la justice. Elle doit nous permettre d’avoir une cartographie des abus commis à tous les niveaux et toutes les échelles et de nous donner les outils pour que cela ne se reproduise plus jamais.
Elle ne se substitue cependant ni à la justice ni à l’action publique.
Des aides internationales spécialisées, notamment sous l’égide de l’ONU et de la Banque mondiale, ont été sollicitées pour nous aider à identifier les biens disséminés à l’étranger et détenus par «la famille» ou des prête-noms, des demandes de gels ont été faites, d’autres suivront ainsi que des demandes de restitution, toutes les sommes recueillies seront mises dans un fonds de développement régional.
Chaque fois que cela était nécessaire, des administrateurs judiciaires ont été désignés à la tête des entreprises dont les administrateurs d’origine sont aujourd’hui détenus ou en fuite. Il s’agit de mesures conservatoires afin de préserver l’outil économique et les emplois. Tous les abus seront sanctionnés, tous les biens acquis abusivement seront restitués à la nation.
Toutes ces actions ne limitent en rien la possibilité pour chaque citoyen lésé de porter plainte en justice et de réclamer ses droits. Le message n’est pas “attendez que la commission ad hoc ait achevé son travail pour recouvrer vos droits”! La commission n’est pas là pour enterrer les sujets mais, bien au contraire, la commission est là pour faire en sorte que l’ampleur de ce qui s’est passé soit reconnu dans sa globalité et ne se limite pas à une succession d’affaires et de procès.
Que les justiciables concernés portent donc leurs affaires en justice, que la société civile, les associations, se portent partie civile, qu’ils recueillent et instruisent, qu’ils transmettent à la justice et à la commission, ceci est l’œuvre de tous!

Un plan de relance économique

Le gouvernement a entamé des discussions avec les pays amis et les institutions internationales en vue de l’organisation, sous peu, de la conférence de Carthage.
L’objectif de cette conférence est de mobiliser les soutiens politiques et financiers à la dynamique tunisienne tout en gardant notre indépendance historique par rapport aux grandes puissances économiques. Plus que jamais nous devons rassurer les nations qui croient en la maturité du peuple tunisien et à sa détermination. Nous devons attirer les capitaux et les investisseurs pour créer les emplois dont nous avons besoin.
Il ne s’agit pas, pour notre pays, de perdre une quelconque parcelle de son indépendance, il s’agit bien au contraire d’affirmer haut et fort que nous avons désormais toute notre place dans l’économie mondiale. Il s’agit pour nous de conquérir des marchés et d’attirer des investisseurs. Il s’agit de changer d’échelle par rapport au passé et de marquer un véritable coup d’accélérateur dans notre développement afin de rendre notre croissance plus forte, plus durable et mieux partagée à travers le pays.
Plusieurs pays sont prêts à nous soutenir dans notre construction mais il faut les rassurer sur le fait que nous sommes engagés fortement dans la voie de la reconstruction économique, politique et sociale. Les hommes ont toujours fait la richesse de notre pays, il nous faut montrer qu’ils sont plus que jamais mobilisés. C’est de cette manière que nous pourrons attirer les investissements. Notre révolution suscite le soutien, la sympathie et le respect. Il faut faire plus cependant pour que le soutien ne soit pas que moral et que nous puissions réellement entrer dans une nouvelle phase de nos relations économiques internationales.
Le risque est que le reste du monde attende que nous ayons achevé notre transition pour nous aider alors même que nous avons besoin de cette aide pour réussir notre transition et pour passer cette étape difficile mais ô combien stimulante et historique. Il a souvent été observé, dans les transitions démocratiques, ce que l’on appelle une courbe en J : une perte de croissance avant un rebond. L’aide internationale nous permettra, nous l’espérons, d’éviter la phase de décroissance initiale car notre économie et notre société ne peuvent se l’offrir.
C’est pour cette raison que nous devons faire preuve d’esprit de responsabilité et de solidarité tout comme nos martyrs ont fait preuve de courage, de détermination et du sens le plus élevé du sacrifice.

Un plan d’action régional

C’est des régions que notre révolution est partie et nous devons être à l’écoute de ce que les régions ont à nous dire. Elles ont été trop souvent exclues des fruits de la croissance. Nous devons mettre en oeuvre un vrai plan de développement régional sur le plan économique mais également reconnaître les régions dans leur identité, dans leur culture et dans leur histoire.
Le plan d’action économique devra avoir pour objectif premier le développement régional  et notamment désenclaver, par des investissements en infrastructures, les régions qui doivent l’être. Car le développement régional n’est pas l’affaire d’un ajustement des paramètres du code d’incitation aux investissements, il est réflexion globale en termes d’aménagement du territoire. Bien sûr ce gouvernement ne va pas faire pousser hopitaux et autoroutes en quelques semaines mais s’il arrive à induire cette nouvelle vision, à l’appuyer par des éléments documentés et à en identifier voire à en négocier les financements, il aura alors fait œuvre utile sur ce point.
Pour que cette vision régionale soit définitivement ancrée dans la société, il faut également, dès aujourd’hui, donner la parole aux régions car il y a nécessité absolue de remettre les régions au centre de la réflexion gouvernementale et au centre de l’activité économique. Il faut également libérer la parole en matière de culture et d’identité. Comment chaque région entend-elle honorer ses héros ? Qui se reconnaissent-elles pour héros ? Des concours d’idées pourraient nous aider à répondre à ces questions.

Un plan de relance politique

La commission présidée par Yadh Ben Achour devrait être en mesure de nous indiquer, de manière imminente, la feuille de route et le calendrier vers les élections. Il nous faut collectivement des échéances pour que les programmes des uns et des autres puissent enfin être connus et puissent se confronter les uns aux autres et puissent être discutés par l’opinion publique. Calendrier électoral, modalités, la tâche de la commission Ben Achour est de la plus grande importance. Elle mobilise et consulte toutes les forces de la nation, nous la laissons construire ses propositions en toute indépendance mais nous sommes vigilants en termes de respect du calendrier. Ce gouvernement n’a pas vocation à durer au-delà de 6 mois.

Conclusion

Le message de nos martyrs n’a pas été celui de l’anarchie, soyons en dignes. Car cette révolution est celle de la dignité. En ce sens, elle nous oblige. La démocratie elle même oblige. Elle suppose un sens aigu  des responsabilités de la part de tous (journalistes, salariés, partis politiques, syndicats, société civile, etc).
Il y a un prix à payer pour installer cette démocratie. Certains l’ont payé de leur vie, d’autres vont le faire avec de la solidarité et de la patience dans leurs revendications même si elles sont légitimes et elles sont très souvent légitimes. Car l’expression démocratique est le droit de chacun d’entre nous et la démocratie c’est la responsabilité de chacun d’entre nous.
Le gouvernement travaille sans relâche ainsi qu’un grand nombre d’acteurs, à ses côtés. Point de mérite, tous travaillent pour que les sacrifices et surtout les sacrifices humains soient respectés et qu’ils n’aient pas été faits en pure perte. Nous devons tous un effort de solidarité pour être à la hauteur de ces sacrifices.
La réussite de cette révolution est l’affaire de tous. Travaillons ensemble tout en respectant nos différences pour passer cette étape difficile et faisons le dans un esprit de responsabilité.

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* Ministre auprès du Premier ministre chargé des réformes économiques et sociales et de la coordination avec les services concernés

dimanche 20 février 2011

Et si la théorie des dominos du monde arabe était fausse ?

Par Pierre Haski | Rue89 | 17/02/2011 | 12H26

Les révolutions de Tunisie et d'Egypte ne sont pas nécessairement duplicables par les opposants des autres pays arabes.

Après la Tunisie en janvier, et l'Egypte en février, une idée s'est vite répandue, qui faisait des autres pays arabes autant de dominos à faire tomber au rythme des manifs organisées via Facebook. Et si les conditions qui ont fait chuter Ben Ali et Moubarak n'étaient pas remplies ailleurs ? Et si la révolution de la jeunesse arabe devait se trouver d'autres formes, d'autres modes d'organisation ?
La Tunisie et l'Egypte avaient en commun un dictateur au profil connu, officier vieillissant ayant troqué l'uniforme pour le costume cravate, une armée républicaine, une relative homogénéité de leur population, et une classe moyenne importante doublée d'un fossé social considérable.
Ces conditions ont permis la rencontre entre une jeunesse moderne et connectée aux réseaux sociaux mondiaux, et les laissés-pour-compte de la croissance, avec la bienveillance d'une armée qui a refusé de tirer sur le peuple.
Elles n'existent pas ailleurs, et chacun des autres pays arabes théâtre aujourd'hui d'une révolte a ses spécificités, comme le montre la carte interactive ci-dessus, préparée par Rue89. Qu'il s'agisse de la dimension chiite à Bahreïn, bédouine en Jordanie, tribale au Yémen ou en Libye, de la monarchie au Maroc, du poids de l'histoire ensanglantée en Algérie, ou encore du communautarisme au Liban, ces données ne peuvent pas être ignorées dans une vision mécanique de la répétition historique.

L'effet de surprise est passé…

De surcroît, les révolutions tunisienne et égyptienne ont pris tout le monde par surprise, à commencer, évidemment, par les dinosaures qui gouvernaient ces deux pays, et qui pensaient que leurs moukhabarat (police politique) à la main lourde suffisaient à assurer leur sécurité face à une population au mieux résignée, au pire terrorisée.
Aucun autre dirigeant arabe ne peut ignorer aujourd'hui les menaces qui pèsent sur lui. D'abord parce qu'ils ont tous compris que lorsque leurs enfants étaient sur Facebook, ce n'était pas seulement pour draguer ou échanger des photos de soirée avec leurs amis, mais aussi pour préparer des révolutions… Les moukhabarat sont eux aussi sur Facebook.
Résultat, lorsque l'appel à manifester a été lancé en Algérie, il y avait samedi dernier plus de policiers que de manifestants dans les rues d'Alger. Et de la Libye à Bahreïn, les forces de répression se sont mises en marche de manière énergique avant de se laisser déborder par l'occupation de l'espace public sous les caméras bienveillantes d'Al Jazeera.

… mais l'heure des despotes bêtes et méchants a sonné

S'il est donc peu probable que le scénario tunisien et égyptien se reproduise aussi facilement ailleurs, il n'en demeure pas moins que le signal lancé par ces deux révolutions reste entier : le temps des despotes bêtes et méchants qui ont dirigé depuis des décennies la quasi totalité du monde arabe est révolue.
Les experts ou les politiques qui estimaient que le monde arabe était condamné à l'alternative dictateur plus ou moins éclairé ou islamistes ont été démentis de manière éclatante. Ils n'ont pas vu monter une nouvelle génération connectée et désireuse de vivre « normalement », sans la censure des dictateurs, ni les fatwas des imams.
S'ils parviennent à survivre à cette crise, les monarques, despotes mous ou durs qui gouvernent actuellement le monde arabe doivent tenir compte de ce changement fondamental. Ils devront s'adapter rapidement, ou mourir, d'une manière ou d'une autre, à court terme.
Ça sera plus facile dans certains pays que dans d'autres. On peut imaginer le désarroi de certaines classes dirigeantes, en Arabie saoudite, par exemple, Etat le plus rétrograde qui soit, où les femmes n'ont toujours pas le droit de conduire, plus restrictif encore que l'Iran vilipendé et plus répressif que beaucoup de pays à plus mauvaise réputation.
Beaucoup dépendra évidemment de la tournure des événements en Tunisie et en Egypte, de la capacité de ces deux révolutions à accoucher de pays ouverts, modernes, apaisés, pouvant servir de modèles au reste d'un monde arabe tétanisé. L'Egypte, de ce point de vue, a toujours été le pays phare du monde arabe, et fera l'objet de toutes les attentions.
Le pire, pour les régimes autoritaires, serait de considérer que survivre à cette vague révolutionnaire leur donnerait un blanc-seing pour poursuivre comme si de rien n'était. Ce serait la meilleure recette pour prendre en pleine figure l'effet boomerang de leur immobilisme, d'autres révoltes ou d'autres révolutions, qui prendraient des formes aussi imprévisibles et déconcertantes que celle qui vient de balayer en quelques semaines des régimes qui semblaient indéboulonnables.
Carte : Marie Kostrz, Rue89

Olivier Roy : « Comme solution politique, l'islamisme est fini ». Rue 89.

Pour le politologue, le printemps arabe signe l'échec de la théorie du choc des civilisations et « casse les logiciels populistes ».
Un homme pose pour une photo lors d'une manifestation au Caire, le 7 février 2011 (Goran Tomasevic/Reuters).
Le politologue français Olivier Roy fut l'auteur en 1992 de « L'Echec de l'islam politique », théorie à mettre en regard avec celle du « Choc des civilisations », publiée l'année suivante par l'Américain Samuel Huntington.
Olivier Roy (Hermance Triay/Editions du Seuil).D'abord prof agrégé de philosophie au lycée, diplômé de Langues O en persan, plus tard docteur en science politique, le chercheur de 61 ans enseigne aujourd'hui à l'Institut universitaire européen de Florence (Italie), où il dirige le programme Méditerranée, ainsi qu'au CNRS et à l'EHESS.
Moins connu en France qu'à l'étranger, Olivier Roy a travaillé successivement sur l'Afghanistan, l'Iran, le Moyen-Orient, l'islam politique, les musulmans en Occident et, plus récemment, sur une approche comparative des nouvelles formes de religiosité (« La sainte ignorance », en 2008). Entretien

Rue89 : Ces révolutions tunisienne et égyptienne sont-elles comparables ?

Olivier Roy : Oui, par leurs acteurs et par leurs revendications.
On retrouve ces acteurs dans tout le monde arabe, et au-delà. Ce sont des jeunes éduqués, connectés (Internet, Twitter, Facebook, téléphones mobiles, etc.), même s'il ne faut pas exagérer le taux de pénétration d'Internet dans ces sociétés. Ces jeunes sont sociologiquement modernes en termes de structures familiales, de formation, de conception des choses.
Ils sont individualistes, ils croient en la démocratie, mais c'est plus un mouvement de protestation que de révolution. Ils sont ensuite rejoints par les autres générations.
Le deuxième point, c'est ce contre quoi ils se battent : des régimes usés, vieillis, kleptocrates, qui se sont personnalisés, « familialisés » depuis trente ans, et qui n'évoluent pas.
C'est la génération ras-le-bol, et c'est la fin des grandes idéologies, de toutes les grandes idéologies : islamisme, nationalisme, socialisme arabe.

Qu'est-ce qui fait que cela explose dans des pays politiquement et socialement différents ?

Politiquement, ils ne sont pas si différents que ça, puisqu'il s'agit toujours de régimes autoritaires. Vous avez la variante monarchique, qui est plus légitime, plus établie, plus ancrée dans l'histoire du pays.
Mais à part ça, non : les dictatures sont peu diversifiées. Et là où il y a eu une succession (Maroc, Syrie, Jordanie), c'est le fils qui a pris la place du père, et qui a réformé le discours mais pas les pratiques.
Ce qui est différent, c'est la sociologie et l'anthropologie politiques de chaque pays. Par exemple, il est clair qu'au Yémen et en Jordanie, la question des tribus est importante, alors qu'elle ne se pose pas en Afrique du nord ou en Egypte. Ou qu'en Syrie, on a le facteur alaouite : on n'a pas d'exemple, ailleurs, d'un groupe ethnico-religieux qui ait pris le pouvoir.
Au fond, les différences sont dans la manière dont les pouvoirs se sont articulés sur la société pour se maintenir.

« Cette génération n'a jamais investi l'islamisme »

Quel est le poids du clivage entre chiisme et sunnisme ?

Il y a un problème supplémentaire quand la demande de démocratie s'articule sur des clivages ethniques (Irak), confessionnels (Bahreïn) ou tribaux (Yémen), et là le risque de répression et de violence est bien plus fort.
C'est le cas par exemple à Bahreïn où une minorité sunnite domine une majorité chiite. Pour les sunnites, soutenus par l'Arabie saoudite, la démocratie est inacceptable, car ils perdent le pouvoir.
Alors que les chiites, qui sont loin d'être pro-iraniens, insistent justement sur le fait d'être citoyens de Bahreïn avant d'être chiites (dans les manifestations, ils agitent le drapeau national).
Mais c'est un discours inaudible dans l'élite sunnite du Golfe.

Pourquoi cela explose-t-il presque partout, et maintenant ?

Il y a là un mystère. Ça fait vingt ans que le constat du blocage est fait, et ça explose maintenant.
C'est ce qui me fait dire que c'est un phénomène générationnel : c'est l'arrivée d'une génération qui est née dans la crise, qui n'a jamais investi l'islamisme comme une solution à tous ses problèmes, parce que l'islamisme faisait déjà partie du paysage politique quand elle est devenue politiquement consciente. Cette génération n'est pas idéologique.
Il y a d'autres choses qu'il faudrait creuser. Par exemple, le pic de la croissance démographique : après eux, la natalité a chuté. C'est le baby-boom, ce qui permet une comparaison avec Mai 68.

« Al Jazeera renforce la solidarité arabe »

Quel est le rôle d'Internet ? Est-ce que les dirigeants de ces pays réalisent bien le changement politique que provoquent les réseaux sociaux, la viralité virtuelle ?

Ils en voient les effets, et les perçoivent négativement, bien sûr. Ils voient Internet comme un nouveau média, une sorte de super Al Jazeera. Ils ne le voient pas du tout comme un nouveau lien social.
Donc un nouveau média apparaît, il dit des choses qu'on n'aime pas, on le ferme. Ils n'ont pas compris qu'ils ont affaire à une nouvelle génération. Le paternalisme de l'intervention de Moubarak à la télévision égyptienne le montre bien : « Moi aussi j'ai été jeune, j'aime mon pays », etc.
Mais ça ne marche pas, car ils n'ont pas intégré la culture de ces nouveaux moyens de communication.

Peut-on parler d'un nouveau panarabisme, marqué non pas par le nationalisme comme auparavant, mais par un rejet des régimes autocratiques ?

La crise montre qu'il y a bien un monde arabe : l'effet de mimétisme fonctionne dans le monde arabe, et uniquement là pour le moment. Il y a une solidarité arabe, renforcée par exemple par Al Jazeera, c'est évident.
Mais le terme de panarabisme n'est plus un projet politique : il n'y a pas de slogan panarabiste, de même qu'il n'y a pas de slogan idéologique dans ces manifestations.
Le monde arabe est un espace de débat, il y a bien une scène arabe, mais il n'y a pas de panarabisme comme projet politique.
Et c'est peut-être justement parce qu'il n'y a plus de projet politique que la parole est libre. C'est le paradoxe de ce qui se passe en ce moment.

« Les islamistes se sont embourgeoisés »

Les autres dictateurs prennent-ils de la graine des révolutions tunisienne et égyptienne ?

Oui. La première leçon qu'ils ont retenue, c'est la prudence : il ne faut pas partir bille en tête contre ces mouvements, mais essayer de les désamorcer avant qu'ils n'atteignent un effet de masse.
C'est ce que le gouvernement algérien essaie de faire. Mais ses mesures n'empêcheront pas le mouvement algérien de prendre de l'ampleur. S'il n'en prend pas, ce sera à cause d'autres obstacles, comme l'effet anesthésiant de la guerre civile. Mais on ne peut pas savoir, peut-être que ça alimentera encore plus le ras-le-bol.

Quel est le poids réel des islamistes dans ces révolutions ? Il s'agit apparemment avant tout de mouvements séculiers ?

Oui : dans toutes ces révolutions, les islamistes sont absents. Ça ne veut pas dire qu'ils ne vont pas revenir.
L'islamisme est fini, comme solution politique et comme idéologie. Mais les islamistes sont là, et c'est donc la grande inconnue.
Je vois deux voies possibles, qui ne sont pas incompatibles :
  • la voie turque : passage à l'équivalent d'une démocratie chrétienne, très conservatrice, mais qui joue le jeu du parlementarisme ;
  • ou une sorte d'Opus Dei : un mouvement qui dise « nous la politique, on s'en fiche, ce qui est important pour nous ce sont les normes religieuses ». Autrement dit, une salafisation des islamistes.
Pour comprendre cela, il faut bien voir une chose importante : les islamistes se sont embourgeoisés. Ils sont devenus parlementaristes, mais ils sont aussi conservateurs, ils n'ont plus de projet social, et sont donc absents des luttes économiques et sociales.
C'est très net en Egypte : les Frères musulmans sont devenus des libéraux en économie. Ils sont pour les privatisations et contre la grève.
Et ça, c'est vrai partout : les islamistes sont dans une fuite vers la morale, les mœurs, la vertu. Ils ne sont plus du tout à même de récupérer un mécontentement social.

« Il y a un risque d'anarchie »

Le modèle turc de l'AKP serait donc applicable à d'autres pays, comme l'Egypte ou la Tunisie ?

Oui, bien sûr, il l'est, mais cela demandera un certain temps puisque ce modèle s'inscrit dans une pratique du parlementarisme. Si les élections prennent le temps nécessaire, les islamistes n'auront pas la majorité en Egypte ou en Tunisie. En dehors d'un paroxysme comme l'Algérie en 1991, les islamistes font dans les 20% partout.
Mais il y a un risque d'anarchie, parce que la scène politique a été délibérément détruite par les régimes autoritaires. En Tunisie, une frange des gens va être déçue, car il ne se passera rien sur des questions socio-économiques impossibles à résoudre à court terme, comme la jeunesse diplômée et sans travail. Les immigrés qui débarquent sur l'île de Lampedusa, ça montre que des gens n'y croient pas.
Pour l'Egypte, je pencherais pour une évolution à la turque, où l'armée s'érige en garante des institutions et du traité avec Israël.

Mais pourquoi les électeurs ne donneraient-ils pas une majorité aux islamistes ?

Pourquoi voteraient-ils pour des gens qui n'étaient pas là pendant la révolution ?
Ce n'est pas l'Iran de 1979, où les islamistes ont fait la révolution, ou l'Algérie de 1991 quand le Front islamique du salut était à la tête de la contestation. Les islamistes étaient à l'avant-garde. Aujourd'hui, ils ne sont pas du tout dans la contestation.

« Etre déçu de l'islamisme ne pousse pas à la laïcité »

« Le paradoxe de l'islamisation est qu'elle a largement dépolitisé l'islam », écrivez-vous. Ces révolutions représentent donc un « échec de l'islam politique », pour reprendre le titre de votre livre de 1992 ?

Oui bien sûr, l'échec est là. Mais il était là avant. Le slogan majeur de l'islam politique, « l'islam a réponse à tout, il constitue un système global de gouvernance », personne n'y croit.
Mais l'erreur serait de croire que la déception des gens par rapport à l'islamisme les pousse à être laïcs. Nous restons prisonniers du schéma « soit sécularisme politique, soit islamisme ». Ce schéma ne fonctionne plus.

Prétendre, comme la diplomatie française, que ces dictateurs nous protégeaient de l'islamisme, est donc une erreur depuis longtemps ?

Oui, ce n'était pas le cas. Mais notre diplomatie allait au-delà de ça, il y avait une espèce d'osmose avec ces régimes. Les ambassades avaient interdiction de parler avec l'opposition, il était impossible de faire venir un opposant à Paris, même dans un bistrot.
Les Américains, eux, ont toujours gardé les canaux de communication ouverts, alors que la France s'est volontairement coupée.
En Egypte, on ne parlait pas aux Frères musulmans, et pas à l'opposition en Tunisie. On ne parle toujours pas à l'opposition marocaine. Sur ordre.
Du coup, la France s'est complètement coupée de la compréhension des changements dans les sociétés musulmanes.
Paradoxalement, cette compréhension nous l'avons, grâce à des instituts de recherche qui font un travail remarquable dans différents pays. Mais ça, les politiques ne veulent pas le savoir.

« C'est une défaite pour Al Qaeda »

Comment expliquez-vous le relatif silence d'Al Qaeda sur ces révolutions, et notamment de l'idéologue du mouvement, l'ancien Frère musulman Ayman al-Zawahiri ?

Il n'a rien à dire car c'est une défaite pour Al Qaeda. Comme Moubarak, Al Qaeda vivait de la polarisation : d'un côté, des régimes pro-occidentaux, et de l'autre, l'islam. Désormais, Al Qaeda est aussi paumée que Moubarak.
Son idée que « tant que vous n'aurez pas vaincu le grand Satan par le djihad international, vous ne pourrez rien réaliser dans vos pays », cette idée ne marche plus. Al Qaeda n'a aucune influence idéologique ou sociologique dans ces zones-là.
Leur réponse devrait être un grand attentat quelque part, s'ils en ont les moyens, puisque c'est à travers cela qu'ils existent.

Nous assistons donc à un échec de la théorie du « choc des civilisations » de Samuel Huntington ?

Oui, échec complet, même si Huntington aurait apprécié ces changements puisqu'il fut un théoricien de la transition démocratique avant de basculer dans le clash des civilisations.
Huntington, c'est de la fantasmagorie, mais ça marche parce que ce fantasme est dans la tête des gens en Occident, et qu'il est auto-réalisateur. Le 11-Septembre est une belle réussite de ces idées. Ben Laden est huntingtonien. C'est en cela que ce qui se passe est une très mauvaise nouvelle pour Al Qaeda.

En Occident, « ça casse les logiciels populistes »

Le rapport à l'Occident a longtemps pesé sur les comportements politiques arabes. Or, dans ces révolutions, pas le moindre drapeau américain brûlé. Pourquoi ?

C'est l'effet Obama. Ces révolutions n'auraient pas pu avoir lieu sous Bush, car il voulait exporter la démocratie.
C'est ce qu'on n'a jamais saisi en France : on n'a jamais pris Bush au sérieux quand il disait « j'envahis l'Irak pour installer la démocratie ». Une révolution amenée par une invasion militaire, évidemment, ça ne peut pas prendre. La démocratie, c'était l'étranger.
Maintenant que les troupes américaines en Irak sont sur le départ et qu'Obama est revenu à une realpolitik, on peut se réclamer de la démocratie sans s'aligner sur les Américains.

Pensez-vous que ces révolutions puissent avoir un impact chez les musulmans d'Occident ?

Oui, mais indirectement : ça casse la « fatalité musulmane », ressassée par les islamophobes de droite ou de gauche, qui disent que l'islam serait incompatible avec la démocratie. Selon eux, pour que les immigrés musulmans s'intègrent, il faudrait donc une réforme théologique.
Ce qui se passe dans les rues de Tunis et du Caire casse ce logiciel. Ça casse tous les logiciels populistes. On n'entend pas en ce moment des gens comme Riposte laïque, ou alors pour nous annoncer une victoire des islamistes.

Mohamed Jegham et Ahmed Friâa créent le parti « El Watan ».


  • Mohamed Jegham, qui a occupé plusieurs postes ministériels au gouvernement et au sein du cabinet présidentiel ainsi que celui d’ambassadeur à Rome sous l’ancien régime, avant de tomber en disgrâce presque totale, tient à faire son retour sur la scène politique.
    C’est ce qu’il a annoncé, dans une interview accordée au journal Echourouq dans sa livraison du samedi 19 février 2011, en révélant qu’il allait déposer une demande de visa pour la création d’un nouveau parti dénommé « El Watan ».
    Ce parti, qui sera de tendance centriste, est créé, selon M. Jegham, avec Ahmed Friâa et un groupe de 12 personnalités « indépendantes ».



Une démocratie en Egypte profitera-t-elle aux Palestiniens ? Alan Hart.


Alan HART
Cela fait des dizaines d’années que, malgré des affirmations contraires, la politique de l’occident sous la houlette des USA a été de préférer la dictature arabe ( et ses différentes formes d’autoritarisme) à la démocratie arabe. Cette préférence avait pour source les deux croyances suivantes.
La première était que les régimes arabes répressifs et corrompus étaient la meilleure garantie possible que le pétrole continuerait de couler à des prix raisonnables pour l’occident et qu’il n’y aurait pratiquement pas de limite à la quantité d’armes qu’on pourrait vendre aux états arabes les plus riches. (La conception, la production, les tests et la vente des armes est une des secteurs les plus créateurs d’emploi et de richesse des USA, de la Grande Bretagne et de quelques autres pays occidentaux. Sans les achats d’armes de l’Arabie Saoudite, l’industrie de l’armement britannique aurait sans doute déjà fait faillite).
La seconde croyance à l’origine de cette orientation politique était qu’on ne pouvait compter que sur des régimes arabes répressifs et corrompus pour fournir l’aide nécessaire à l’identification, la localisation, la poursuite et l’élimination des terroristes islamiques. Cette considération devint la priorité après le 9 septembre.
De plus c’était un grand réconfort pour les politiciens occidentaux de savoir qu’un régime arabe répressif et corrompu ne combattrait pas Israël pour libérer la Palestine. (Comme je l’ai indiqué dans les articles que j’ai mis auparavant sur le net et comme je l’ai montré en détails dans mon livre " Zionism : The Real Enemy of the Jews" ("Sionisme : le vrai ennemi des Juifs"), après qu’Israël ait réglé le cas de la Palestine avec sa victoire militaire de 1948, les régimes arabes ont partagé le même espoir que les principales puissances et le sionisme - à savoir que le dossier ne serait pas rouvert. Le nationalisme palestinien n’était pas supposé renaître).
Les puissances occidentales ont aussi trouvé confortable l’idée que leurs relations avec des régimes arabes répressifs et corrompus garantissait que leur soutien à Israël ne serait jamais sérieusement remis en question qu’il soit juste ou pas. En d’autres termes, les gouvernements occidentaux, et spécialement celui qui se trouve à Washington D.C., savaient que les régimes arabes ne protesteraient pas s’ils faisaient tout ce que voulait le lobby sioniste et ses fantoches au Congrès et dans la presse dominante.
Il n’est donc pas surprenant que pendant que le peuple égyptien inspiré par l’exemple tunisien manifestait, le président Obama a souvent semblé confus sur son désir de voir Mubarak rester ou partir.
Après le départ de Mubarak -et j’imagine les généraux lui disant quelque chose comme : "Soit il faut que nous tirions sur le peuple, soit il faut que vous partiez tout de suite"- la première question est celle-ci : Le Haut Conseil des forces armées de l’Egypte est-il vraiment prêt à présider au démantèlement d’un système cruel et corrompu et à donner le feu vert à la démocratie ?
Le problème de certains des plus importants généraux n’est pas seulement de lâcher prise du pouvoir politique. Ils sont aussi partie prenante du système commercial et financier corrompu sur lequel régnait Mubarak. J’imagine qu’en les laissant se remplir les poches il croyait s’assurer qu’ils ne s’élèveraient pas contre son soutien à Israël pour asservir les Palestiniens allant même jusqu’à refuser de reconnaître les résultats des élections qui ont donné au Hamas la victoire dans la bande de Gaza.
Ceci dit, je crois que le Haut Conseil honorera sa promesse de passer la main à un gouvernement civil et qu’on verra naître en Egypte quelque chose qui ressemblera de près à la vraie démocratie. Et puis après ?
Le Haut Conseil a dit, sans surprise, qu’il respecterait toutes les obligations internationales égyptiennes y compris le traité de paix de 1979 avec Israël. (Mon point de vue personnel est que cette paix séparée a été un désastre pour le monde entier. Pourquoi ? Parce que, l’Egypte se retrouvant hors de l’équation militaire, Israël a eu toute latitude d’imposer agressivement son pouvoir dans la région et notamment au Liban. D’un seul coup d’un seul, la paix séparée de Sadat avec Israël a aussi détruit tout espoir d’une paix totale dans la région).
Question clé : Est-ce qu’un gouvernement civil élu démocratiquement serait lié par les engagements du Haut Conseil en ce qui concerne le traité de paix avec Israël ?
La réponse est sans aucun doute "non !" Si par exemple, le peuple qui a élu le nouveau gouvernement désirait que le traité de paix soit revu, le gouvernement devrait mettre en marche un processus de révision.
Cela créerait une situation très embarrassante pour le gouvernement vis à vis d’Israël et des USA, mais le gouvernement pourrait s’en sortir en décidant de soumettre le traité à un référendum.
S’il y avait un référendum, bien des choses dépendraient de la manière dont la question serait posée. S’il fallait répondre par un simple "oui" ou "non" au maintien du traité de paix avec Israël, la réponse serait probablement majoritairement "non". Mais ça ne serait pas une bonne stratégie.
La bonne stratégie serait que le gouvernement de l’Egypte élabore pour ce référendum une question qui lui donne la possibilité de dire à Israël quelque chose comme : "Nous souhaitons maintenir le traité de paix avec vous, mais nous ne pourrons pas le faire si vous ne mettez pas fin à l’occupation de toute la terre arabe que vous avez conquise en 1967."
A moins qu’une majorité d’Israéliens n’ait complètement perdu la raison, ceci pourrait provoquer un changement qui bénéficierait à toute la région et au monde entier, pas seulement aux Palestiniens.
Alan Hart (Alanhart.net) est un ancient correspondant étranger pour ITN et BBC Panorama. Il est l’auteur de Zionism : The Real Enemy of the Jews. Son blog est http://www.alanhart.net et il tweet via http://twitter.com/alanauthor
Pour consulter l’original : http://www.alanhart.net/will-democr...
Traduction : D. Muselet